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[ 13 avril 2021 ] Imprimer

Droit des obligations

Au mauvais endroit, au mauvais moment…

Le transporteur aérien qui fait atterrir son avion sur un autre aéroport que celui initialement prévu est tenu d’indemniser le passager, même en cas de retard inférieur à trois heures et de justification réglementaire de ce changement de lieu d’atterrissage, qui ne peut être vu comme une circonstance extraordinaire exonératoire de l’indemnisation due.

Civ. 1re, 17 févr. 2021, n° 19-21.362

Si l’arrêt rapporté n’innove pas quant à la discussion soulevée, qui l’est fréquemment devant les tribunaux civils, à savoir l’indemnisation d’un passager aérien en cas d’annulation ou de retard conséquent d’un transport aérien, il se démarque par l’originalité des circonstances de fait, à notre connaissance inédites, y ayant donné lieu. 

En l’espèce, un passager avait acheté un billet d’avion pour un vol Milan-Paris, prévu pour décoller à 21 h et atterrir à l’aéroport d’Orly à 22 h 30. Or non seulement l’avion avait décollé avec plus de deux heures de retard (2h 04 précisément), mais il avait atterri à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle à 00 h 18, en raison de la fermeture de l’aéroport d’Orly après 23 h 30. Le passager avait alors assigné le transporteur aérien en indemnisation sur le fondement du règlement européen du 11 février 2004 (Règl. CE, n° 261/2004) sur les droits des passagers aériens. Sa demande fut rejetée par le tribunal d’instance d’Ivry-sur-Seine, qui statuait en premier et en dernier ressort, au motif indiscutable que le temps de retard n’atteignait pas le seuil prévu par les articles 5 et 7 de ce règlement, ainsi que par la jurisprudence européenne rendue en application de ce texte, selon lesquels l’indemnisation n’est due qu’en cas de retard de plus de trois heures (CJCE 19 nov. 2009, aff. C-402/07 et C-432/07). 

Rappelons qu’en principe, une indemnisation n’était normalement due, en application de l’article 5, § 1, sous c du règlement européen qu’en cas d’annulation de vol. Cependant, depuis la jurisprudence précitée, les passagers ayant subi un retard de plus de trois heures peuvent être assimilés aux passagers de vols annulés et ainsi bénéficier du même droit à indemnisation prévu par le règlement. Or, en l’espèce, l’avion avait atterri avec un retard, certes important, mais inférieur aux trois heures réglementaires par rapport à l’horaire indiqué. Cela étant, l’avion avait atterri dans aéroport autre que celui prévu. Malgré la proximité géographique de ces deux lieux d’atterrissage, tempérant de fait le préjudice subi par les voyageurs, la Cour de cassation, indifférente à cet élément factuel, juge que le transporteur, en atterrissant dans un aéroport différent de celui prévu, a manqué à ses obligations contractuelles. En effet, non seulement leur exécution l’avait été avec retard, mais l’obligation principale de la compagnie aérienne de transporter les voyageurs à (bonne) destination avait été purement et simplement inexécutée. 

Cependant, il est intéressant d’observer que la Cour de cassation, plutôt que de se situer sur le fond du droit et de constater que l’avion n’avait pas atterri à l’aéroport prévu, comme l’y encourageait d’ailleurs la jurisprudence européenne qui, interprétée a contrario, semble admettre d’assimiler ce type de situation à une annulation de vol pure et simple (CJUE 5 oct. 2016, aff. C-32/16 : l’article 2, l, du règlement doit être interprété en ce sens qu’un vol dont les lieux de départ et d’arrivée, même conformes à la programmation prévue, mais ayant donné lieu à une escale non prévue ne peut être considéré comme annulé), préfère statuer sur le terrain de la preuve, son arrêt étant rendu, entre autres, au visa de l’article 1353 du Code civil, sans doute parce que ce texte issu du droit commun de la preuve est désormais utilisé par la Cour (Civ. 1re, 21 oct. 2020, n° 19-13.016), sous influence européenne (CJUE, ord., 24 oct. 2019, aff. C-756/18) pour renforcer sa sévérité légendaire à l’endroit des compagnies aériennes en leur imposant de démontrer qu’elles se sont acquittées de leurs obligations, ce que la compagnie en l’espèce attaquée n’avait de toute évidence pas pu établir.

Elle avait alors tenté de s’exonérer de sa responsabilité en excipant de la notion de « circonstance extraordinaire », au sens du règlement européen (art. 5, § 3). Cette notion désigne des événements qui remplissent deux conditions cumulatives, dont le respect doit faire l’objet d’une appréciation au cas par cas : d’une part, ne pas être inhérents, par leur nature ou leur origine, à l’exercice normal de l’activité d’un transporteur aérien ; d’autre part, échapper à la maîtrise effective de celui-ci (CJCE 22 déc. 2008, aff. C-549/07, point 23). Dans cette perspective, la compagnie aérienne s’était appuyée sur la cause de son manquement : le fait que l’avion avait atterri à Roissy au lieu d’Orly ne relevait pas d’une libre initiative de sa part mais de son respect d’une ancienne décision ministérielle du 4 avril 1968 réglementant l’utilisation de nuit de l’aéroport d’Orly, et excluant tout mouvement aérien entre 23 h 30 et 6 h 15 à l’effet de préserver les habitants de cette zone, fortement urbanisée, des nuisances aéroportuaires. Autrement dit, son manquement contractuel était justifié par sa volonté d’éviter de commettre un autre manquement, réglementaire cette fois, dont le non-respect l’aurait très probablement exposé au paiement d’une amende administrative par l’autorité de contrôle compétente pour veiller au respect des règles du trafic aérien par l’ensemble des acteurs du secteur qui y sont soumis (l’ACNUSA=Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires ; C. transp, art. L. 6361-12 s.). Ayant dérouté son avion pour éviter d’enfreindre la réglementation, ce qui lui avait permis d’échapper au prononcé d’une amende, la compagnie faisait valoir qu’elle devait, pour les mêmes raisons qui relèveraient, selon elle, de « circonstances extraordinaires », être exonérée de l’indemnisation prévue en cas d’annulation – ou de retard important – de vol. Or, pour rejeter la demande d’indemnisation du passager, les premiers juges avaient effectivement retenu qu’elle avait dû faire face à des « circonstances extraordinaires » en dirigeant son aéronef vers l’aéroport Charles de Gaulle, celui d’Orly étant impraticable à l’heure prévue. Cette conception très favorable aux intérêts du transporteur des circonstances extraordinaires, peu compatible avec la politique consumériste poursuivie par les hauts magistrats qui justifie généralement sa faible indulgence à l’égard des compagnies aériennes (v. cpdt, Civ. 1re, 6 janv. 2021, n° 19-19.940), encourait la cassation, effectivement prononcée par la Cour de cassation de manière expéditive et lapidaire : « une telle réglementation ne saurait constituer une circonstance extraordinaire » au sens de l’article 5, § 3. 

À premières vues contestables, ce laconisme et cette apparente sévérité à l’endroit du transporteur aérien doivent toutefois être mis en perspective avec la jurisprudence européenne, qui délimite la notion de circonstances extraordinaires en fonction d’éléments constitutifs pluriels et cumulatifs (v. supra) et qui vient encore très récemment de rappeler que cette notion doit faire l’objet d’une interprétation stricte, compte tenu du fait que, d’une part, le règlement européen vise à assurer un niveau élevé de protection des passagers aériens et que, d’autre part, l’exonération de l’obligation d’indemnisation prévue par ledit règlement constitue une dérogation au principe du droit à indemnisation de ces passagers (CJUE 23 mars 2021, aff. C-28/20, écartant la notion à propos d’une grève organisée par un syndicat du personnel d’un transporteur aérien).

 À l’évidence, la réglementation des horaires de vol constitue une donnée inhérente à l’activité du transporteur aérien même s’il ne la maîtrise pas. C’est donc une contrainte réglementaire avec laquelle il doit composer sans que cette circonstance, jugée ordinaire, puisse donc l’exonérer de ses obligations à l’égard de ses passagers.

Références : 

■ CJCE 19 nov. 2009, aff. C-402/07 et C-432/07D. 2010. 1461, note G. Poissonnier et P. Osseland ; ibid. 2011. 1445, obs. H. Kenfack ; JT 2010, n° 116, p. 12, obs. X.D. ; RTD com. 2010. 627, obs. P. Delebecque ; RTD eur. 2010. 195, chron. L. Grard ; ibid. 2015. 241, obs. P. Bures

■ CJUE 5 oct. 2016, aff. C-32/16D. 2017. 1441, obs. H. Kenfack

■ Civ. 1re, 21 oct. 2020, n° 19-13.016 P: D. 2020. 2062 ; ibid. 2021. 483, chron. X. Serrier, S. Robin-Raschel, S. Vitse, Vivianne Le Gall, V. Champ, C. Dazzan, E. Buat-Ménard et C. Azar ; AJ contrat 2020. 575, obs. P. Delebecque ; JT 2020, n° 235, p. 11, obs. X. Delpech ; RTD com. 2020. 942, obs. B. Bouloc

■ CJUE, ord., 24 oct. 2019, aff. C-756/18: D. 2019. 2133, obs. G. Poissonnier ; ibid. 2020. 1425, obs. H. Kenfack ; JT 2019, n° 225, p. 10, obs. X. Delpech ; RTD eur. 2020. 418, obs. L. Grard

■ CJCE 22 déc. 2008, aff. C-549/07RTD eur. 2010. 195, chron. L. Grard ; ibid. 2015. 241, obs. P. Bures

■ Civ. 1re, 6 janv. 2021, n° 19-19.940 P: D. 2021. 77 ; JT 2021, n° 238, p. 10, obs. X. Delpech

■ CJUE, 23 mars 2021, aff. C-28/20D. 2021. 630

 

Auteur :Merryl Hervieu


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