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[ 6 décembre 2021 ] Imprimer

Droit de la famille

Bigamie : des règles de conflit de lois en matière de divorce

En matière de droits indisponibles, il incombe au juge français de mettre en œuvre, même d’office, les règles de conflit de lois et de rechercher le droit désigné par ces règles qui, en matière de divorce, suppose d’appliquer la loi personnelle de chacun des époux.

Civ. 1re, 17 nov. 2021, n° 20-19.420

Après s’être marié une première fois en Libye, un époux de nationalité libyenne s’était marié une seconde fois dans ce même pays, avec une ressortissante libyenne. Cette dernière avait ensuite formé une requête en divorce en France. Cette requête fut déclarée irrecevable par les juges du fond aux motifs que l’époux s’étant marié deux fois et la loi française ne reconnaissant pas la bigamie, le second mariage dont la requérante demandait la dissolution n’avait pas d’existence légale et ne pouvait donc être dissous par une juridiction française. Devant la Cour de cassation, l’épouse contesta l’insuffisance de la motivation des juges du fond, lesquels s’étaient bornés à relever, pour déclarer sa requête irrecevable, l’impossibilité de dissoudre un mariage conclu en violation de l’interdiction de la bigamie prévue en droit français et partant, inexistant légalement, sans rechercher, comme ils y étaient invités, si la loi personnelle des époux n'autorisait pas le mariage bigame, de sorte que son mariage, célébré dans un pays autorisant ce type d’unions, produirait effet en France, où il pourrait dès lors être dissous. 

La thèse du pourvoi est accueillie par la première chambre civile, qui casse l’arrêt de la cour d’appel pour défaut de base légale après avoir rappelé, au visa de l’article 3 du Code civil, l’office du juge en cette matière. En vertu de cette disposition, applicable aux droits indisponibles, il incombe au juge français de mettre en œuvre la règle de conflit de lois et de rechercher le droit désigné par cette règle ; il résulte également de ce texte que les conditions de fond du mariage sont régies par la loi personnelle de chacun des époux. En conséquence, l’erreur d’appréciation commise par les juges du fond dans cette affaire était double : d’une part, la sanction de l’irrecevabilité de la requête en divorce ne pouvait être valablement fondée sur l’inexistence légale du mariage litigieux ; d’autre part, le problème posé par la requérante devait être résolu en application des règles de conflit de lois issues du droit international privé en sorte que l’appréciation de la recevabilité et le cas échéant, du bien-fondé de la requête en divorce supposait de rechercher si la loi personnelle des époux n’autorisait pas la bigamie.

La monogamie étant un principe d’ordre public, la bigamie constitue un empêchement absolu à mariage : l’article 147 du Code civil interdit en effet, sous peine de nullité absolue, toute célébration d’un mariage bigame en France. En revanche, dès lors qu’il a eu lieu à l’étranger, une autre disposition que celle précitée trouve à s’appliquer : l’article 3 du Code civil, qui oblige le juge français, en matière de droits indisponibles, à mettre en œuvre, même d’office, la règle de conflit de lois et à rechercher le droit désigné par cette règle. Contrairement aux droits dont les titulaires ont la libre disposition, les droits indisponibles de la personne sont en effet soumis au principe d’autorité de la loi étrangère désignée par la règle de conflit. Le juge est en conséquence obligé de rechercher d’office quelle suite doit être donnée à une demande formée en application de la loi étrangère désignée par la règle de conflit (Civ. 1re, 18 oct. 1988, n° 86-16.631 ; Civ. 1re, 22 nov. 2005, n° 04-20.059 ; Civ. 1re, 11 mars 2009, n° 08-15.348). 

Or il est acquis que les conditions de fond du mariage sont régies par la loi personnelle de chacun des époux. (« Les qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage sont régies, pour chacun des époux, par sa loi personnelle », C. civ., art. 202-1, issu de la loi n° 2014-873 du 4 août 2014, reprenant la jurisprudence antérieure rendue en application de l’art. 3, v. not. Civ. 1re, 1er juin 2011, n° 10-16.482 : les conditions de fond du mariage sont régies par la loi nationale de chacun des époux, que le juge français doit appliquer). Les conditions de fond du mariage s’apprécient donc distributivement selon la loi nationale de chacun des époux. Puisque les deux époux étaient en l’espèce libyens, les juges du fond auraient dû rechercher, pour en tirer les conséquences au regard de la requête en divorce, si la loi étrangère commune aux deux époux autorisait la bigamie. 

Un droit étranger étant en l’occurrence applicable, on comprend donc que les juges du fond ne pouvaient affirmer, comme ils l’ont fait, que le second mariage célébré en Libye n’avait pas d’existence légale au seul motif de sa contrariété avec la loi française : la réalité de ce mariage n’était pas contestable, en sorte que la sanction de l’irrecevabilité de la requête en divorce ne pouvait être valablement prononcée sur le fondement, par ailleurs discuté, de la théorie de l’inexistence (F. Terré, C. Goldie-Genicon et D. Fenouillet, La famille, 9e éd., Dalloz, 2018, n° 146). Pour juger du sort de la requête qui leur était adressée et le cas échéant, la déclarer irrecevable, les juges du fond auraient donc dû mettre en application la règle française de conflit de lois et rechercher la teneur de la loi étrangère de conflit ainsi désignée, en l’occurrence la loi lybienne, pour déterminer si celle-ci autorisait ou non la bigamie. En l’occurrence autorisée, le mariage avait donc bien été valablement célébré au regard de la loi personnelle des époux en sorte que rien ne s’opposait, a priori, à ce qu’une juridiction française en prononçât la dissolution.

Toutefois, l’application du droit étranger compétent demeure soumise à sa compatibilité à l’ordre public international français (Civ. 1re, 6 déc. 2005, n° 03-16.675). La portée de cette limite doit cependant être précisée : elle varie selon qu’il s’agit, pour reprendre les termes de l’arrêt de principe Rivière, d’acquérir des droits en France ou de laisser produire les effets de ceux acquis à l’étranger : « la réaction à l’encontre d’une disposition contraire à l’ordre public n’est pas la même suivant qu’elle met obstacle à l’acquisition d’un droit en France ou suivant qu’il s’agit de laisser se produire en France les effets d’un droit acquis, sans fraude, à l’étranger et en conformité de la loi ayant compétence en vertu du droit international privé français » (B. Ancel et Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 5e éd., Dalloz, 2006, arrêt Rivière du 17 avril 1953, n° 26). Ainsi, malgré le principe d’ordre public de leur interdiction en droit français, les mariages bigames ou polygames, à la condition d’avoir été valablement célébrés à l’étranger, peuvent-ils produire certains effets dans l’hexagone. La difficulté est de circonscrire le champ des effets susceptibles de se produire sur le territoire national. Il convient de raisonner non pas de manière systémique mais en fonction de chacun des droits et devoirs litigieux. Ainsi, s’il est certain que l’obligation de communauté de vie entre époux prévue par l’article 215 du Code civil ne pourrait, dans une telle configuration, recevoir application sans méconnaître l’ordre public français (P. Mayer, V. Heuzé et B. Remy, Droit international privé, 12e éd., LGDJ, 2019, n° 599), il en va différemment des droits alimentaires (Civ. 1re, 22 oct. 1985, n° 84-11.468 : la deuxième épouse d’un mariage polygame régulièrement célébré à l’étranger a droit aux aliments), sociaux ou encore successoraux du conjoint (Civ. 1re, 3 janv. 1980, n° 78-13.762 : en cas de mariage polygame régulièrement contracté à l’étranger en conformité à la loi personnelle des parties, le second conjoint et ses enfants peuvent prétendre exercer les droits reconnus par la loi successorale française concurremment avec le premier conjoint et ses propres enfants ; sur le droit à une pension de réversion, v. Civ. 2ème, 12 févr. 2015, n° 13-19.751 ; comp. Civ. 1re, 21 oct. 2021 n° 20-17.462, limitant ce droit au cas d’un second mariage putatif en application de la loi n° 2021-1109 du 24 aout 2021 confortant les principes de la République), ne heurtant pas directement l’ordre public matrimonial dès lors que la régularité du mariage contracté et l’absence de fraude sont établis. 

L’intérêt de l’arrêt rapporté est de compléter la jurisprudence précitée en ajoutant à la liste des droits reconnus en France à l’épouse d’un époux bigame celui de demander la dissolution du lien matrimonial, sans que puisse lui être opposée la contrariété de son union, valablement contractée à l’étranger, à l’ordre public international français (comp. TGI Bordeaux, 20 sept. 1990 : il est impossible au juge du fond faisant application, non d’un droit étranger, mais du droit français, de dissoudre par le divorce la seconde union d’un polygame), d’autant moins que ce dernier se voit indirectement conforté par la rupture d’une union interdite sur notre sol.

Références :

■ Civ. 1re, 18 oct. 1988, n° 86-16.631

■ Civ. 1re, 22 nov. 2005, n° 04-20.059: AJ fam. 2006. 30

■ Civ. 1re, 11 mars 2009, n° 08-15.348 P: D. 2009. 950 ; ibid. 2010. 1243, obs. G. Serra et L. Williatte-Pellitteri ; ibid. 1585, obs. P. Courbe et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2009. 220

■ Civ. 1re, 1er juin 2011, n° 10-16.482 P: DAE 16 juin 2011, D. 2011. 1618, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2012. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2011. 380

■ Civ. 1re, 6 déc. 2005, n° 03-16.675 P: D. 2006. 98 ; ibid. 1495, obs. P. Courbe et F. Jault-Seseke

■ Civ. 1re, 22 oct. 1985, n° 84-11.468 P

■ Civ. 1re, 3 janv. 1980, n° 78-13.762 P

■ Civ. 2ème, 12 févr. 2015, n° 13-19.751 P: D. 2016. 336, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; Rev. crit. DIP 2015. 621, note E. Ralser

■ Civ. 1re, 21 oct. 2021 n° 20-17.462 P

■ TGI Bordeaux, 20 sept. 1990JCP 1991.II.21718, note F. Monéger

 

Auteur :Merryl Hervieu


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