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[ 18 mars 2021 ] Imprimer

Droit pénal général

Blessures subies par des personnes interpellées en état d’ébriété : absence de violation de la Convention

L’obligation de mener une enquête effective ayant été respectée et la France ayant fourni des explications satisfaisantes sur les circonstances du recours à la force, la Cour européenne estime que l’article 3 qui prohibe les mauvais traitements n’a été violé ni dans son volet matériel ni dans son volet procédural.

CEDH 18 févr. 2021, P. M. et F. F. c/ France, nos 60324/15 et 60335/15

Le 1er janvier 2007 à 6 heures du matin, deux individus furent interpellés en état d’ébriété pour des faits de dégradation de biens privés. Conduits au commissariat puis à l’hôpital, ils furent finalement placés en chambre de sûreté à 7h45 en raison de leur état d’ébriété. Leur garde à vue leur fut notifiée respectivement à 14 h20 et 15 heures. Le médecin intervenant dans le cadre de cette mesure constata des lésions et prescrit une ITT de 6 jours. Les gardes à vue des requérants prirent fin le 2 janvier à 16 h 50. Le 11 janvier 2007, les deux requérants portèrent plainte pour violences par personnes dépositaires de l’autorité publique. L’inspection générale des services (IGS) fut saisie puis l’affaire fut classée sans suite au motif que l’infraction n’était pas suffisamment caractérisée. Par la suite, les requérants furent entendus par la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS, dont les missions sont aujourd’hui exercées par le Défenseur des droits). Dans son avis, la CNDS conclut que les fonctionnaires de police avaient utilisé la force pour maîtriser les requérants et qu’elle n’était pas en mesure d’accréditer les allégations de violences. Le 17 mars 2008, les requérants portèrent plainte avec constitution de partie civile pour violences volontaires ayant entraîné une ITT inférieure ou égale à huit jours, commises en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions. Mais une ordonnance de non-lieu fut rendue en 2012, laquelle fut confirmée par la chambre de l’instruction. Et la Cour de cassation, par un arrêt du 27 mai 2015, rejeta le pourvoi des requérants. En avril 2018, ils furent eux-mêmes poursuivis et condamnés pour dégradation, outrage et rébellion commis en réunion.

Devant la Cour européenne, ils prétendaient avoir été blessés lors de leur arrestation et dénonçaient à la fois l’absence d’explications convaincantes et l’absence d’enquête effective des autorités nationales, en se fondant sur l’article 3 de la Convention qui prohibe de manière absolue la torture ainsi que les traitements inhumains et dégradants. 

Sur la recevabilité, le Gouvernement soutenait que les requérants, faute d’avoir engagé une action sur le fondement de l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, n’avaient pas épuisé les voies de recours internes (Conv. EDH, art. 35, §1). La Cour rejette cette exception et juge la requête recevable, rappelant qu’en matière de recours illégal à la force par les agents de l’État, des procédures visant uniquement la réparation ne sont pas de nature à remédier à des situations correspondant à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (CEDH, gr. ch., 5 juill. 2016, Jeronovičs c/ Lettonie, no 44898/10, §§ 76-77), contrairement à la plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction (CEDH 21 juin 2018, Semache c/ France, no 36083/16, § 57; CEDH 5 déc. 2019, J.M. c/ France, no 71670/14, § 71).

Sur le fond, la Cour distingue le volet matériel et le volet procédural de l’article 3, tous deux mis en cause ici. 

Sur le volet procédural (pour les principes applicables, V. cité par la Cour, CEDH, gr. ch., 28 sept. 2015, Bouyid c/ Belgique, no 23380/09, § 115 s.), la Cour estime que face à des allégations défendables de mauvais traitements de la part de policiers, les autorités étaient tenues de diligenter une enquête effective devant permettre l’identification et la punition des coupables (sur les critères de l’enquête effective, qui doit être suffisamment rapide mais approfondie, menée en toute indépendance par rapport à l’exécutif, et associer la ou les victimes, V. Rép. pén. Dalloz vo Convention européenne des droits de l’homme, par P. Dourneau-Josette, nos 116 s.). En l’espèce, une procédure pénale a été engagée (à l’initiative des requérants) et une autorité administrative indépendante, la CNDS, a été saisie des faits. Sur la procédure pénale, la Cour constate que le parquet a rapidement saisi l’IGS après le dépôt de plainte (simple) des requérants, et que l’IGS « a conduit, instruction de l’autorité judiciaire, une enquête approfondie et contradictoire ». Quant à la plainte avec constitution de partie civile, elle a permis qu’un juge d’instruction puisse réexaminer les éléments du dossier. Enfin, la CNDS s’est fondée non seulement sur ces éléments tirés de la procédure pénale mais également sur ses propres investigations, pour conclure à l’absence de manquement. La Cour estime ainsi que « les investigations menées à la suite de la plainte des requérants pour apprécier le bien-fondé de leurs allégations ont été conduites avec diligence et minutie, par des autorités nationales présentant au cas d’espèce les garanties d’indépendance requises, au demeurant non contestées par les requérants, et qui se sont sérieusement efforcées d’établir, de manière contradictoire, la réalité des faits avant de présenter leurs conclusions par des décisions circonstanciées et dûment motivées » (§ 72). L’obligation positive de conduire une enquête effective a donc été respectée et l’article 3, dans son volet procédural, n’a pas été violé. 

Sur le volet matériel, la Cour se réfère de nouveau à son arrêt Bouyid s’agissant de l’appréciation du seuil de minimum de gravité du traitement infligé et de la preuve du mauvais traitement (charge et administration). Elle note qu’en l’espèce, les blessures et lésions corporelles subies par les requérants entre leur interpellation et la fin de leur garde à vue sont établies et apparaissent d’une gravité suffisante pour tomber sous le coup de l’article 3. Elle recherche alors l’existence de données factuelles convaincantes qui pourraient contredire les constatations opérées par les juridictions internes (CEDH 30 juill. 2020, Castellani c/ France, no 43207/16, § 65). Puisque les requérants se trouvaient sous le contrôle des forces de l’ordre, les autorités nationales étaient tenues de fournir des explications suffisamment convaincantes pour renverser la « présomption de fait » profitant aux allégations des requérants. 

Or il apparaît à la Cour que le récit fait par les requérants des circonstances litigieuses est en partie incohérent tandis que le Gouvernement, faisant état du calme des policiers qui ont dû immobiliser deux individus alcoolisés et agressifs, fournit des explications satisfaisantes s’agissant des blessures subies. Relevant par ailleurs que « l’ensemble des autorités nationales […] ont conclu, au terme d’investigations complètes et effectives et par des décisions dûment motivées, à l’absence de manquements établis de la part des policiers mis en cause » (§ 87), elle choisit de ne pas « se départir des appréciations factuelles des juridictions nationales selon lesquelles les requérants n’ont pas été victimes, lors de leur interpellation et de leur garde à vue, d’un usage de la force non strictement nécessaire » (§ 88). Ainsi il n’y a pas non plus eu violation de l’article 3 dans son volet matériel. 

Références

■ CEDH, gr. ch., 5 juill. 2016, Jeronovičs c/ Lettonie, no 44898/10 AJDA 2016. 1738, chron. L. Burgorgue-Larsen

■ CEDH 21 juin 2018, Semache c/ France, no 36083/16DAE 24 sept. 2018, note Caroline Lacroix ; D. 2018. 1949, note A.-B. Caire

■ CEDH 5 déc. 2019, J. M. c/ France, no 71670/14Dalloz actualité, 6 janv. 2020, obs. S. Lavric ; AJDA 2020. 160, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2020. 644, note A.-B. Caire ; ibid. 1195, obs. J.-P. Céré, J. Falxa et M. Herzog-Evans ; AJ pénal 2020. 41, obs. M. Dominati ; RSC 2020. 143, obs. D. Roets

■ CEDH, gr. ch., 28 sept. 2015, Bouyid c/ Belgique, no 23380/09 DAE 30 oct. 2015 ; Dalloz actualité, 12 oct. 2015, obs. L. Sadoun-Jarin ; D. 2013. 2774, obs. F. Laffaille ; AJ pénal 2016. 222, obs. S. Lavric ; RSC 2016. 117, obs. D. Roets ; RTDH 2016. 106, note F. Sudre

■ CEDH 30 juill. 2020, Castellani c/ France, no 43207/16 : RSC 2020. 731, obs. J.-P. Marguénaud

 

Auteur :Sabrina Lavric

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