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[ 13 mai 2019 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

CEDH : le refus opposé à une détenue sollicitant une sortie sous escorte pour se recueillir sur la dépouille de son père n’a pas enfreint la Convention

La Cour européenne des droits de l’homme estime que le refus des autorités françaises, fondé sur la dangerosité de la détenue et l’impossibilité de mettre en place une escorte renforcée dans le délai imparti, n’était pas, dans les circonstances de l’espèce, disproportionné aux buts légitimes poursuivis et n’a pas enfreint l’article 8 de la Convention qui garantit le droit au respect de sa vie privée et familiale.

Le 21 janvier 2014, l’avocat de la requérante déposa une demande de sortie sous escorte pour que la requérante, terroriste basque condamnée à plusieurs reprises et incarcérée à Rennes, puisse se rendre au chevet de son père, décédé le même jour dans une clinique de Bayonne, la mise en bière étant fixée au 22 janvier et les obsèques au 27 janvier 2014. Le 22 janvier, le procureur de la République de Paris émit un avis défavorable, estimant que les condamnations multiples de la requérante ne favorisaient pas l’autorisation de sortie sous escorte et qu’au regard de son milieu familial, un risque d’évasion n’était pas à exclure. Par une ordonnance du même jour, le vice-président chargé de l’application des peines compétent en matière terroriste rejeta la demande de la requérante. Puis, le 24 janvier, sur l’appel de cette dernière, la conseillère à la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance du 22 janvier, estimant que l’autorisation sollicitée était parfaitement justifiée sur le plan humain tout en constatant l’impossibilité matérielle d’organiser dans le délai imparti une escorte assortie d’un dispositif de sécurité renforcé (induit par le risque de trouble à l’ordre public résultant du retour, ne serait-ce que quelques heures, d’une condamnée activiste basque au pays basque). La requérante fit alors une demande d’aide juridictionnelle pour se pourvoir en cassation mais celle-ci fut rejetée, aucun moyen de cassation sérieux ne pouvant être relevé contre la décision attaquée. 

C’est dans ces conditions que la requérante saisit la Cour européenne d’une violation de l’article 8 de la Convention, estimant que le refus des autorités judiciaires de l’autoriser à sortir sous escorte pour se rendre au funérarium et se recueillir sur la dépouille de son père avait enfreint son droit au respect de sa vie privée et familiale.  

Dans son arrêt, la Cour de Strasbourg commence par rappeler que « la détention (…) entraine par nature une restriction à la vie privée et familiale » mais qu’« il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire autorise le détenu et l’aide au besoin à maintenir le contact avec sa famille proche » (V. CEDH 28 sept. 2000, Messina c/ Italie [no 2], no 25498/94 § 61 ; CEDH, gr. ch., 30 juin 2015, Khoroshenko c/ Russie , no 41418/04 § 106). Pour autant, l’article 8 ne garantit pas un droit de sortie et la mise en place d’un système d’autorisation n’est pas critiquable en soi (V. not. CEDH, décis., 3 mai 2005, Sannino c/ Italie, n° 72639/01). Face à une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée et familiale, la Cour applique ensuite les conditions posées à l’article 8, § 2 pour savoir si son droit pouvait légitimement être limité en l’espèce. Ce qui la conduit à observer d’abord que le refus d’autorisation était bien prévu par la loi, à savoir l’article 723-6 du Code de procédure pénale, et que les motifs de refus (tenant aux risques d’évasion et de troubles à l’ordre public) étaient prévisibles. Ce refus, note-t-elle ensuite, poursuivait des buts légitimes : garantir la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Ce qui l’amène enfin à rechercher si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » ; sur ce point, elle rappelle que les États disposent d’une marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de règlementer les contacts d’un détenu avec sa famille (CEDH 28 nov. 2002, Lavents c/ Lettonie58442/00 § 141) mais qu’ils leur incombent, le cas échéant, « de démontrer que les restrictions inhérentes aux droits et libertés du détenu sont néanmoins nécessaires dans une société démocratique et qu’elles se fondent sur un besoin social impérieux » (CEDH 12 nov. 2002, Płoski c/ Pologne, n° 26761/95 § 35). Examinant le comportement des autorités nationales et les motifs invoqués par ces dernières, la Cour relève que la demande de la requérante a été examinée avec diligence et que les autorités nationales ont reconnu la légitimité de sa démarche ; cependant, leur rejet s’est fondé, d’une part, sur son profil pénal (dont son adhésion persistante à l’organisation terroriste ETA), d’autre part, sur l’impossibilité de mettre en place une escorte renforcée dans le temps imparti (de six jours). Au regard des circonstances d’espèce et dès lors qu’aucune alternative ne pouvait lui être proposée, elle juge que les autorités judiciaires ont procédé à une mise en balance des intérêts en jeu sans outrepasser leur marge d’appréciation, et conclut, à l’unanimité, à l’absence de violation de la Convention.

Si les liens familiaux pâtissent nécessairement d’une incarcération, la Cour européenne reconnaît explicitement, depuis l’arrêt Messina précité, que les détenus ont droit au respect de leur vie privée et familiale, ce qui implique pour l’administration pénitentiaire de prendre les mesures adéquates au maintien des contacts familiaux profitables à une réintégration sociale (Rép. pén. Dalloz, vo Prison [normes européennes], par J.-P. Céré, no 62). La violation de l'article 8 est ainsi encourue en cas de refus de visites prolongées de la mère d’un détenu (CEDH 11 oct. 2005, Baginski c/ Pologne, no 37444/97). Mais chaque solution dépend des circonstances de la cause et l’article 8, qui connaît une clause de limitation, n’empêche pas que des restrictions soient apportées, en fonction du détenu concerné, dès lors que les conditions posées à l’article 8, § 2 sont réunies. La présente solution en est une illustration. Elle s’inscrit pleinement dans la jurisprudence européenne qui admet par exemple une limitation à deux visites par mois avec vitre de séparation pour un condamné mafieux (Messina c/ Italie, préc.). De même, la Cour a déjà refusé de constater la violation du droit au respect de la vie privée d’un détenu qui n’avait pas bénéficié d’une permission de sortir pour rendre visite à son père malade alors que ses parents bénéficiaient d’un droit de visite permanent qu’ils avaient exercé (CEDH 18 oct. 2005, Schemkamper c/ France, no 75833/01). C’était, peu ou prou, la situation en l’espèce : la détenue avait certes été privée de contact avec son père depuis un transfert intervenu en 2009 mais la Cour prend soin de relever que celle-ci avait bénéficié de visites régulières de la part des membres de sa famille et d’amis. 

CEDH 11 avr. 2019, Guimon c/ France, n° 48798/14

Références

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 8 

« Droit au respect de la vie privée et familiale. 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

■ CEDH 28 sept. 2000, Messina c/ Italie [no 2], no 25498/94: RFDA 2001. 1250, chron. H. Labayle et F. Sudre; RSC 2001. 881, obs. F. Tulkens

■ CEDH, gr. ch., 30 juin 2015, Khoroshenko c/ Russie, no 41418/04            

■ CEDH, décis., 3 mai 2005, Sannino c/ Italie, n° 72639/01

■ CEDH 28 nov. 2002, Lavents c/ Lettonie, n° 58442/00

■ CEDH 12 nov. 2002, Płoski c/ Pologne, n° 26761/95

■ CEDH 11 oct. 2005, Baginski c/ Pologne, no 37444/97

■ CEDH 18 oct. 2005, Schemkamper c/ France, no 75833/01: AJ pénal 2005. 420, obs. J.-P. Céré ; RSC 2006. 423, obs. P. Poncela

 

 

Auteur :Sabrina Lavric


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