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CEDH : loi française sur la prostitution et droit au respect de la vie privée
L’interdiction d’achat de services sexuels, bien que constituant une restriction au droit au respect de la vie privée des travailleurs du sexe (Conv. EDH, art. 8), n’emporte pas la violation de ce droit dès lors qu’elle poursuit manifestement des buts légitimes de lutte contre la criminalité organisée, et la protection de l’ordre et de la santé publique. En l’absence d’un consensus européen quant à la question de la prostitution, les États bénéficient d’une ample marge d’appréciation.
CEDH 25 juill. 2024, M.A. et autres c/ France, n° 63664/19
Les requérants sont deux cent soixante et un individus de genre masculin et féminin, exerçant des activités de prostitution licites au regard du droit français. Ils affirment que, depuis la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées (n° 2016-444), leur situation s’est dégradée et qu’ils sont exposés à davantage de risques. Ils soutiennent devant la CEDH que cela constitue une violation du droit au respect de leur vie privée garanti par l’article 8 de la Conv. EDH.
■ La loi n° 2016-444 du 13 avril 2016
En France, bien que le proxénétisme (C. pén., art. 225-5) et les maisons closes (C. pén., art. 225-10) sont interdits, le fait de se prostituer est licite. Toutefois, depuis la loi du 13 avril 2016, il est interdit d’acheter des relations de nature sexuelle. En outre, cette loi interdit le fait de solliciter, d’accepter, ou d’obtenir des services sexuels d’une personne se livrant à la prostitution. Elle est codifiée aux articles 611-1 et 225-12-1 du Code pénal. La sanction est une amende prévue pour les contraventions de la 5e classe (1 500 euros). Une peine complémentaire de travail d’intérêt général peut également être administrée. Si la personne prostituée était mineure, en état de grossesse, handicapée, ou dans un autre état de vulnérabilité apparente ou connue, la sanction encourue est de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
Les requérants affirment que, depuis cette loi, leur situation s’est dégradée car ils ne seraient plus en mesure de choisir leurs clients, et seraient exposés à davantage de violences et pratiques risquées. Ils saisissent le Premier ministre d’une demande d’annulation du décret du 12 décembre 2016 (n° 2016-1709) relatif au stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels. Le Premier ministre rejette implicitement la demande. Ils effectuent ensuite un recours en annulation pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État, et soulèvent une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le Conseil constitutionnel examine la QPC, et conclut que « le premier alinéa de l’article 225-12-1 et l’article 611-1 du code pénal, qui ne méconnaissent ni le droit au respect de la vie privée, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit (…) » (décis. n° 2018-761 QPC). Le Conseil d’État rejette ensuite alors la requête en affirmant que la loi poursuit des « finalités d’intérêt général », que les dispositions litigieuses ne pourraient « être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l’exercice du droit à la vie privée ».
À la suite de l’épuisement des voies de recours internes, les requérants saisissent alors la CEDH.
■ Le droit au respect de la vie privée devant la CEDH
L’article 8 de la Convention consacre le droit au respect de la vie privée et familiale des individus. Cela inclut « leur autonomie personnelle et leur liberté sexuelle ». La Cour considère que l’interdiction de l’achat d’activités de prostitution constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des requérants. Cette interdiction pourrait les exposer à des risques accrus, et restreindre leur liberté de définir les modalités de leur vie privée (v. notamment, CEDH 27 juin 2023, M.A. et autres c/ France (déc), n° 63664/19, § 43 et 44).
Rappelons que toute ingérence n’emporte pas violation. L’article 8 prévoit qu’une ingérence dans le droit au respect de la vie privée peut être admise si trois conditions cumulatives sont réunies. L’ingérence doit être prévue par la loi (1), nécessaire et proportionnée (2) à la poursuite d’un but légitime (3). En l’espèce, la question de la légalité est sans controverse : l’ingérence est clairement prévue par la loi du 13 avril 2016. La CEDH constate aussi que l’ingérence poursuit des buts légitimes. La loi a pour objectif de lutter contre la traite d’êtres humains, et les réseaux de criminalité et de proxénétisme. La mesure vise à protéger l’ordre, la sûreté publique, et la santé des individus concernés.
Par ailleurs, l’examen de la nécessité et de la proportionnalité est effectué en considérant la marge d’appréciation des États. Cette marge d’appréciation varie selon certains critères. S’il y a consensus entre les États membres quant à l’importance des intérêts en cause, ou aux moyens de les protéger, la marge d’appréciation est restreinte. Si l’affaire soulève, au contraire, des questions éthiques et morales délicates, la marge d’appréciation est étendue. La CEDH relève qu’il y a, tant au niveau européen qu’international, de profondes divergences quant à la meilleure manière d’appréhender la prostitution, et à la question de la pénalisation de l’achat d’actes sexuels (v. pts. 149, 152 et 159). La marge d’appréciation est étendue.
Sur la proportionnalité, la Cour procède à un examen approfondi de la loi du 13 avril 2016. Celle-ci a été adoptée à la suite d’un « examen attentif » des problématiques pertinentes par le Parlement français, et s’inscrit dans un « dispositif global de lutte contre la pratique constitutionnelle ». Ce dispositif est articulé autour de quatre axes : la suppression de toute disposition juridique pouvant encourager la prostitution, la mise en place d’une protection des individus prostitués, la prévention de l’entrée dans la prostitution, et l’aide à la réinsertion des individus souhaitant quitter ce milieu. Ainsi, la loi prévoit la mise en œuvre de mesures spéciales au profit des personnes prostituées, un parcours de sortie de la prostitution, et le renforcement de politiques de réduction des risques sanitaires. La CEDH constate également que le législateur français a accordé une grande importance au fait de lutter contre la prostitution des mineurs.
Dans toute affaire devant une chambre ou la Grande chambre de la CEDH, des tierces parties telles que des organisations non gouvernementales peuvent présenter des observations écrites, afin d’éclairer des aspects de l’affaire. En l’espèce, les gouvernements suédois, norvégiens, une rapporteuse spéciale des Nations unies, et soixante-neuf organisations non gouvernementales incluant Amnesty International et Médecins du monde sont intervenus (v. pts. 94 à 135). Les parties et tierces intervenantes sont unanimes quant à l’effet positif de la suppression du délit de racolage et la dépénalisation des activités de prostitution qui en résulte.
Si la Cour accepte l’argument des requérants qui affirment que des moyens insuffisants sont alloués aux administrations chargées de l’application de ce système elle considère, néanmoins que cela ne saurait remettre en cause le choix du législateur français. Ainsi et compte tenu de la marge d’appréciation étendue, de l’absence de consensus quant à la question de la prostitution, et des qualités de cette loi visant « à opérer de profonds changements sociétaux dont les effets ne se déploient que pleinement dans la durée », la Cour juge que les autorités françaises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu et valide ainsi la loi pénalisant des clients qui ont recours à la prostitution en France.
Références :
■ Cons. const. 1er févr. 2019, n° 2018-761 QPC : D. 2019. 202, et les obs. ; ibid. 2020. 843, obs. RÉGINE ; ibid. 1324, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; Constitutions 2018. 605, Décision ; ibid. 2019. 83, chron. A. Ponseille ; ibid. 89, chron. H. Duffuler-Vialle ; RSC 2019. 85, obs. Y. Mayaud.
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