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Droit des personnes
Cessation du concubinage : privation du droit d’interjeter appel d’une ordonnance du juge des tutelles
L’ancienne concubine d’un majeur protégé avec lequel elle n’entretient pas de relations étroites et stables n’a pas qualité à agir pour faire appel d’une décision des juges des tutelles, la privation de cette voie de recours ne créant pas une atteinte disproportionnée à son droit à un procès équitable.
Civ. 1re, 27 janv. 2021, n° 19-22.508
Après avoir souscrit un contrat d'assurance-vie, son souscripteur avait, le 23 août 2010, désigné comme bénéficiaire sa concubine et, à défaut, ses héritiers. Le 30 juin 2015, il avait été placé sous tutelle par jugement, son fils ayant été désigné en qualité de tuteur. Par ordonnance du 25 avril 2016, le juge des tutelles avait autorisé ce dernier à faire procéder au changement de la clause bénéficiaire du contrat d'assurance sur la vie et à désigner comme seuls bénéficiaires les enfants du majeur protégé, en qualité de bénéficiaires. Près d’un an après le décès du souscripteur, l’ancienne concubine du défunt avait formé tierce opposition à l'encontre de cette ordonnance. Après que celle-ci fut, par une nouvelle ordonnance rendue le 4 janvier 2018, déclarée irrecevable par le juge des tutelles, l’intéressée avait interjeté appel des deux ordonnances rendues.
Le fils du défunt reprochait à la cour d’avoir, en application des dispositions des articles 1239, alinéa 2 et 3, et 1241-1 du Code de procédure civile, et de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH), déclaré cet appel recevable alors même que l’ancienne concubine n’ayant plus eu de lien avec le défunt à compter de leur séparation, celle-ci n’avait pas qualité pour agir. Il excipait ainsi de la privation nécessaire et légitime du droit d’un ex-concubin d’interjeter appel, a fortiori lorsque ce dernier n’a pas entretenu de liens, postérieurement à la rupture, avec son ancien partenaire.
La Cour de cassation lui donne raison, au visa de l’article 6, § 1, de la Conv. EDH et des articles 1239 du Code de procédure civile 430 du Code civil, dont elle présente et justifie l’articulation ainsi :
« Selon le premier de ces textes, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, par un tribunal qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil.
Il résulte de la combinaison des deuxième et troisième de ces textes que, sauf disposition contraire, les décisions du juge des tutelles sont susceptibles d'appel et que, sans préjudice des dispositions prévues par les articles 1239-1 à 1239-3, l'appel est ouvert à la personne qu'il y a lieu de protéger, son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, à moins que la vie commune ait cessé entre eux, les parents ou alliés, les personnes entretenant avec le majeur des liens étroits et stables et la personne qui exerce la mesure de protection juridique, et ce, même si ces personnes ne sont pas intervenues à l'instance.
Il s'en déduit que seuls peuvent interjeter appel des décisions du juge des tutelles, en matière de protection juridique des majeurs, outre le procureur de la République, les membres du cercle étroit des parents et proches qui sont intéressés à la protection du majeur concerné, ainsi que l'organe de protection.
En ouvrant ainsi le droit d'accès au juge à certaines catégories de personnes, qui, en raison de leurs liens avec le majeur protégé, ont vocation à veiller à la sauvegarde de ses intérêts, ces dispositions poursuivent les buts légitimes de protection des majeurs vulnérables et d'efficacité des mesures.
Elles ménagent un rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction du droit d'accès au juge et le but légitime visé dès lors que les tiers à la mesure de protection disposent des voies de droit commun pour faire valoir leurs intérêts personnels.
Pour déclarer recevable l'appel formé par la défenderesse contre les ordonnances contestées, après avoir constaté que celle-ci n'avait pas qualité à agir, l'arrêt d’appel a retenu que, si les restrictions légales à l'exercice des voies de recours contre les décisions du juge des tutelles poursuivent des objectifs légitimes de continuité et de stabilité de la situation du majeur protégé, dans le cas d'espèce, la privation du droit d'appel est sans rapport raisonnable avec le but visé dès lors qu’elle conduirait à priver la requérante de tout recours contre une décision qui porte atteinte de manière grave à ses intérêts.
En statuant ainsi, alors qu'elle constatait que le concubinage avait pris fin en mars 2015 et qu'après la séparation du couple, la requérante n'avait pas entretenu avec le majeur protégé des liens étroits et stables au sens de l'article 430 du Code civil, ce dont il résultait que l'absence de droit d'appel de celle-ci ne portait pas atteinte à son droit d'accès au juge, la cour d'appel a violé les textes susvisés. »
Cette décision entremêle le droit des incapacités et le droit procédural pour déterminer, en vertu du principe de proportionnalité, le cercle des personnes ayant qualité pour interjeter appel des décisions prises par le juge des tutelles concernant le majeur protégé. Le principe de proportionnalité se réfère généralement à l’équilibre d’un rapport juste et équitable entre des droits fondamentaux en conflit en vue de parvenir, à la plus proche mesure de la valeur des enjeux litigieux, à la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. Rapporté au droit procédural, l’arrêt nous enseigne que ce principe conduit à opérer un contrôle sur l’instance prenant la forme d’un contrôle que l’on pourrait qualifier d’ « incidence », ou de « conséquences » : les règles de droit processuel ne doivent pas emporter de conséquences excessives sur les droits et intérêts des parties en présence, en l’occurrence sur le droit fondamental, découlant du droit à un procès équitable, d’avoir accès au juge et la protection des intérêts du majeur protégé. Dans cette perspective, le principe de proportionnalité implique d’ajuster la délimitation du cercle des personnes autorisées à remettre en question la chose jugée sur les droits de l’incapable aux buts légitimes poursuivis, résidant à la fois dans la protection du majeur vulnérable et le respect du droit d’accès au juge reconnu à tout justiciable. Le premier justifie de ne reconnaître le droit d’interjeter appel des décisions concernant le majeur protégé aux seules personnes intéressées à sa protection, le second légitime l’ouverture du « droit d’accès au juge », au nom du droit reconnu à toute personne à un procès équitable, à certaines catégories de personnes qui pourraient, par une prise en compte démesurée du premier, en être injustement privées. Dans cette mesure, la proportionnalité procédurale en l’espèce recherchée en appelait à trouver un rapport juste et équitable entre la limitation du droit d’accès au juge des tutelles, justifiée par l’efficacité de la mesure judiciaire dont dépend la protection effective du majeur protégé, et la reconnaissance, au nom de l’équité du procès, du droit à agir à certains membres de son entourage, en raison des liens les unissant au majeur protégé.
Pour parvenir à cet équilibre, la loi du 5 mars 2007 a élargi le cercle des personnes autorisées à saisir le juge des tutelles, et notamment reconnu au concubin du majeur le droit d’interjeter appel des décisions du juge des tutelles le concernant à la condition, en l’espèce insatisfaite, que la vie commune n’ait pas cessé entre eux : cette condition se comprend à l’aune de l’équilibre précisément recherché, cette ouverture du droit d’agir au concubin ne se justifiant qu’au regard de la finalité que celui-ci est présumé rechercher conformément au but poursuivi par le droit des majeurs protégés, à savoir la préservation des intérêts du majeur vulnérable, ce que la cessation de la communauté de vie du couple tend à démentir : malgré l’extension réalisée, la protection du majeur protégé implique tout de même de réduire le champ des personnes ayant qualité à agir à son cercle le plus proche et le plus intime. Or en l’espèce, la demanderesse avait interjeté appel de la décision trois ans après s’être séparé de son concubin. Aussi n’avait-elle pas, comme l’avait d’ailleurs relevé la cour d’appel, qualité à agir. Elle en était également dépourvue faute de pouvoir prétendre au bénéfice de l’extension de ce droit d’agir aux « personnes entretenant avec le majeur des liens étroits et stables », au sens de l’article 430 du Code civil, celle-ci n’étant pas restée en relation avec son ancien partenaire, après leur séparation. Aussi bien, si le couple avait encore vécu ensemble, l’ancienne concubine aurait tout à fait pu interjeter appel, de même qu’une certaine qualité à agir aurait pu continuer à lui être reconnue si elle était restée proche de son ancien compagnon, d’autant plus qu’elle le savait vulnérable. La privation de son droit d’appel ne pouvait donc être considérée comme disproportionnée, se révélant au contraire en parfaite adéquation avec le but poursuivi par le législateur de réserver ce droit, même pour l’étendre, aux seules personnes intéressées à garantir les droits et à préserver les intérêts du majeur.
La cour d’appel avait néanmoins jugé son recours recevable au motif qu’en l’absence de tout recours contre une décision portant gravement atteinte à ses intérêts, la privation de son droit d’appel eût été, au mépris de son droit fondamental d’accès au juge, sans rapport raisonnable avec le but visé. Il est vrai que le but de protection du majeur vulnérable doit rester mesuré, raisonnable et proportionné au droit fondamental au procès équitable, reconnu à tout justiciable. Même lorsque ce dernier est tiers à la mesure de protection, il convient que la privation ou la restriction de son droit d’accès au juge n’excède pas la mesure de la finalité poursuivie. Toutefois, rappelant que les tiers à la mesure de protection disposent des voies de droit commun pour faire valoir leurs intérêts personnels, la Cour de cassation juge que l’absence de droit d’appel de la demanderesse ne porte pas une atteinte excessive à son droit d’accès au juge. En effet, en tant que tiers créanciers, ces derniers disposent de la tierce opposition de l’article 499, alinéa 3, du Code civil et le droit d’avertir le juge des tutelles s’il craint que la gestion du tuteur nuise à l’intérêt du majeur vulnérable. Ainsi, quoiqu’exclue des voies de recours spécialement prévues pour la protection juridique des majeurs, la possibilité pour l’ancienne concubine d’emprunter celles de droit commun, conformément à la finalité de son action visant à faire valoir ses intérêts propres, indépendamment de ceux liés à son ancien concubin, aurait dû conduire les juges du fond à retenir qu’un rapport raisonnable de proportionnalité était ainsi préservé.
Partant la privation de son droit d’interjeter appel entretenait-elle un rapport raisonnable adéquat et proportionné aux buts légitimes poursuivis : la protection, assurée par la fermeture de cette voie de recours, des intérêts du majeur protégé et la préservation, assurée par l’existence d’autres moyens d’agir, du droit du tiers à un procès équitable (v. déjà, sur la conformité d’autres procédures à l’article 6 §1, Civ. 2e, 24 sept. 2015, n° 13-28.017 ; Civ. 2e, 22 mars 2018, n° 17-12.049 ; Civ. 1re, 11 mai 2016, n° 14-29.767).
Références :
■ Fiche d’orientation Dalloz : Tutelle
■ Civ. 2e, 24 sept. 2015, n° 13-28.017 P: D. 2016. 736, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, G. Hénon, N. Palle, L. Lazerges-Cousquer et N. Touati
■ Civ. 2e, 22 mars 2018, n° 17-12.049
■ Civ. 1re, 11 mai 2016, n° 14-29.767: RTD com. 2016. 698, obs. E. Loquin
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