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Droit des obligations
« Clause de non-sollicitation de clientèle » : l’exigence de proportionnalité
La clause de non-sollicitation de clientèle imposant au cessionnaire de ne traiter « aucune opération » avec les anciens partenaires commerciaux désignés du cédant aboutissant, par la généralité des termes employés, à lui interdire de nouer quelconque relation avec eux, est disproportionnée à l’intérêt explicité, et nulle.
Com. 20 oct. 2021, n° 19-22.546
Une société avait cédé un fonds de commerce de conception et de fabrication de matériel pour l’enseignement technique. Après avoir signé un protocole transactionnel aux fins de remédier à des problèmes d’interprétation de l’acte de cession et de solder les comptes entre elles, le cessionnaire avait assigné la cédante en paiement de diverses sommes dues en exécution de la cession et en indemnisation de son préjudice, consistant en la perte de chance de réaliser un chiffre d’affaires. Dans cette perspective, il avait notamment soulevé la nullité de la clause de non-sollicitation de clientèle stipulée dans l’acte, qui lui interdisait, pour une durée de trente-six mois, de solliciter trois des anciens partenaires commerciaux de la cédante ainsi que deux de ses anciens salariés qui, après que cette dernière les eut ensemble assignés en justice, avaient été reconnus coupables d’actes de concurrence déloyale.
La cour d’appel réputa cette clause non écrite comme portant une atteinte excessive à la liberté du commerce et de l'industrie.
Devant la Cour de cassation, la cédante contesta l’annulation de cette clause, qu’elle estimait valable et proportionnée : librement stipulée entre deux partenaires commerciaux, cette clause, par principe licite, visait certes à préserver ses intérêts judiciaires, mais était restreinte dans sa durée et dans son périmètre, circonscrit in fine à cinq sociétés. Elle dénonçait en conséquence la violation de l’article 1134 ancien du Code civil et du principe de la liberté du commerce et de l'industrie.
Mais la Cour de cassation approuve l’analyse des juges du fond. Ceux-ci ont relevé que la clause litigieuse intitulée « Obligation de loyauté » de l’acte de cession stipulait que « le cessionnaire s'engage à une obligation de loyauté à l'égard du cédant et à ce titre à ne rien faire qui puisse être préjudiciable à ce dernier tant à l'égard du personnel que des clients et fournisseurs qui ont pu avoir à traiter avec le cédant ; le cessionnaire s'engage tout particulièrement jusqu'à l'issue des contentieux en cours et pendant une durée qui ne pourra excéder trente-six mois à compter de la date de réitération des présentes à ne traiter aucune opération soit directement soit indirectement, sauf accord exprès de (la cédante) », avec trois anciens partenaires contractuels et deux anciens agents commerciaux, « compte tenu des relations conflictuelles et des procédures judiciaires que le cédant poursuit avec ces derniers ». La Cour souligne que la juridiction du second degré a exactement énoncé les conditions de validité de cette clause : sa limitation dans le temps, la protection d'un intérêt légitime et le caractère proportionné entre l'interdiction posée et l'intérêt protégé. Dans cette perspective, elle a en l’espèce retenu :
■ que « l'engagement stipulé était contraignant en ce que, limité dans le temps, il imposait cependant au cessionnaire de ne traiter "aucune opération" avec les personnes et sociétés désignées, aboutissant, par la généralité des termes employés, à une impossibilité pour le cessionnaire de nouer une quelconque relation, commerciale, de travail ou de collaboration, avec les anciens partenaires de la cédante, sauf accord exprès de (celle-ci) » D’ailleurs, cette dernière avait ainsi refusé son accord quand le cessionnaire avait souhaité assurer le service après-vente relatif aux produits de négoce des trois partenaires visés dans la clause ;
■ que la cédante « ne justifie pas cette clause par la nécessité de préserver son secteur d'activité économique d'une quelconque concurrence à venir mais par celle d'éviter toute interférence dans le déroulement des procédures l'opposant à ses anciens partenaires. » Ayant indiqué que « les partenaires visés lui avaient permis de réaliser un important chiffre d'affaires qui avait chuté après la rupture de leurs relations, la restriction qu'elle imposait au cessionnaire revenait à lui faire subir le même sort, au mépris du principe de la liberté du commerce et de l'industrie que la vente du fonds à moindre prix ou que le dessein de contraindre ses anciens partenaires à "s'asseoir à la table des négociations" ne pouvaient justifier. »
La cour d'appel a donc pu déduire que cette clause n'était pas proportionnée à l'intérêt ainsi explicité. Le pourvoi est rejeté.
L’intérêt de cette décision, non destinée aux honneurs de la publication, réside essentiellement dans l’affinement de la position de la Cour de cassation concernant la validité des clauses dites de non-sollicitation.
Rappelons à cet égard que de manière générale, une clause de non-sollicitation se distingue d’une clause de non-concurrence en ce qu’elle n’est pas conclue entre une entreprise et ceux qu’elle emploie mais entre des entreprises concurrentes qui s’engagent à ne pas solliciter leurs personnels respectifs. L’objectif est d’éviter une dérive déloyale de clientèle et de garantir une protection du savoir-faire de chaque entreprise. En pratique moins contraignante que la clause de non-concurrence, une clause de non-sollicitation est en principe valable. Toutefois, elle induit également des atteintes à la liberté fondamentale du travail et à celle d’entreprendre. Sa validité suppose en conséquence un examen de proportionnalité, auquel les juges du fond doivent se livrer scrupuleusement en aval après avoir, en amont, contrôlé la qualification de la clause soumise à leur examen, une clause de « non-sollicitation de la clientèle » ne devant pas être confondue avec une clause de « non-sollicitation du personnel », laquelle se distingue également d’une clause de non-concurrence.
■ Précisions quant aux différents types de clauses restrictives des libertés du travail et d’entreprendre
Alors qu’une clause de non-concurrence a pour fonction d’interdire à la partie qui y souscrit de concurrencer l’autre, en exerçant directement ou indirectement une activité commerciale similaire, la clause de non-sollicitation du personnel a quant à elle pour objet d’interdire à l’une des parties le recrutement des salariés de l’autre. La Cour de cassation distingue ces deux clauses : la clause de non-sollicitation du personnel ne constitue pas une clause de non-concurrence, dont elle n'est ni une variante ni une précision (Com. 11 juill. 2006, n° 04-20.438 ; Com. 27 mai 2021, n° 18-23.261). Son émergence dans la pratique contractuelle se justifie par l’intérêt particulier qu’elle présente pour certains contrats de prestation de services, lorsque le client se trouvant en contact direct avec le salarié du prestataire peut être enclin à le recruter plutôt que de poursuivre sa relation avec son prestataire habituel.
Enfin, la clause de non-sollicitation du personnel ne doit pas être confondue avec la clause de non-sollicitation de la clientèle, celle en l’espèce stipulée, qui interdit à celui qui la souscrit d’entrer en relation avec les clients de l’autre partie, même à l’initiative de ces derniers. Celle-ci s’apparente davantage à une clause de non-concurrence comme en atteste sa requalification par le juge dans le cas où elle est souscrite par un salarié (v. not., Soc. 30 mai 2007, n° 06-40.655 ; Soc. 27 oct. 2009, n° 08-41.501 ; Soc. 15 mars 2017, n° 15-28.142).
Il résulte de la distinction de ces différents types de clauses une absence d’identité de leurs conditions respectives de validité, quoique certaines soient communes.
La validité d’une clause de non-concurrence dépend des conditions cumulatives suivantes : elle doit être limitée dans le temps et dans l'espace mais aussi proportionnée aux intérêts légitimes à protéger (Com. 8 oct. 2013, n° 12-25.984 ; Com. 11 mars 2014, n° 12-12.074). Lorsque la clause de non-concurrence est souscrite par un salarié, ces exigences sont renforcées : la clause doit être indispensable à la protection des intérêts légitimes de la société, limitée dans le temps et dans l'espace, tenir compte des spécificités de l'emploi du salarié et comporter une contrepartie financière (Soc. 1 juill. 2002, n° 00-45.135 ; Com. 15 mars 2011, n° 10-13.824).
La validité d’une clause de non-sollicitation du personnel est soumise à des conditions moins rigoureuses : elle dépend de la proportionnalité de son contenu aux intérêts légitimes à protéger compte tenu de l'objet du contrat (Com. 27 mai 2021, n° 18-23.261). En principe, l’exigence d’une limitation dans le temps et dans l’espace n’est pas ici requise, le versement d’une contrepartie financière ne l’étant pas davantage. Toutefois, la pratique judiciaire révèle que ces critères sont généralement pris en compte pour contrôler la proportionnalité de cette clause. Ainsi la Cour de cassation a-t-elle déjà plusieurs fois jugé qu’à l’instar d’une clause de non-concurrence, une clause de non-sollicitation de personnel conclue par une entreprise portant atteinte à la liberté de travailler de son salarié puisqu’elle l’empêche d’être embauché par l’autre partie à la clause, doit être assortie d’une indemnisation de ce préjudice par son entreprise (Soc. 2 mars 2011, n° 09-40.547 ; déjà en ce sens Com. 10 mai 2006, n° 04-10.149).
Encore convient-il de noter qu’une clause de non-concurrence et une clause de non-sollicitation du personnel peuvent être conjointement souscrites à l’occasion d’une même opération économique, par exemple une cession d’un fonds de commerce comme ce fut le cas en l’espèce, ou de droits sociaux, ou bien encore la passation d’un contrat de distribution. Or lorsqu’une clause de non-sollicitation figure dans un contrat qui contient également une clause de non-concurrence, visant un secteur d'activité précis, la limite sectorielle qui s’applique à cette dernière ne s’applique pas à la clause de non-sollicitation du personnel, qui n’en comporte aucune (Com. 11 juill.2006, préc.).
Enfin, sous l’angle de sa validité, la clause de non-sollicitation de la clientèle s’apparente à la clause de non-concurrence, comme en atteste sa requalification par le juge dans le cas où elle est souscrite par un salarié (Soc. 30 mai 2007, n° 06-40.655 ; Soc. 27 oct. 2009, n° 08-41.501 ; Soc. 15 mars 2017, n° 15-28.142). Excepté l’exigence de limitation spatiale, sa validité dépend également de sa limitation temporelle, de la nécessité de protéger un intérêt légitime et de la proportionnalité de l’interdiction avec l’intérêt posé.
■ L’affirmation d’une condition commune de proportionnalité
En toute hypothèse, chacune de ces clauses portant atteinte, certes à des degrés divers, aux libertés fondamentales du travail, du commerce et de l’entreprise, une exigence commune de proportionnalité s’applique à leur contenu, comme en témoigne la jurisprudence récente (Com. 27 mai 2021, apportant cette précision inédite mais commune à la clause de non-concurrence, à propos de la clause de non-sollicitation du personnel). Ainsi les juges procèdent-ils à un contrôle méticuleux des termes de ces clauses restrictives de libertés, sous peine de voir leur décision censurée (Com. 27 mai 2021, préc. : cassation de la décision de la cour d'appel qui n'avait pas recherché, comme elle y était invitée, si les atteintes portées par une clause de non-sollicitation du personnel étaient proportionnées aux intérêts légitimes que cette clause était censée protéger).
En l’espèce, la chambre commerciale approuve la rigueur du contrôle opéré par les juges du fond, ayant fait ressortir l’excès de contrainte de la clause litigieuse dont la généralité des termes, excepté ceux relatifs à sa délimitation temporelle, conduisait à entraver la liberté de travail et d’entreprendre du cessionnaire de manière disproportionnée eu égard à l’intérêt protégé, jugé illégitime en ce qu’il tenait non à protéger le cédant d’une éventuelle captation de sa clientèle par le cessionnaire mais à augmenter ses chances de succès dans les procédures judiciaires en cours l’opposant à ses anciens partenaires et le cas échéant, à favoriser la solution transactionnelle qu’elle envisageait pour y mettre un terme ce qui revenait, de surcroît, à faire peser sur le cessionnaire, par ricochet, le préjudice économique que le cédant avait éprouvé après la rupture de ses relations commerciales avec les clients concernés, qui s’était traduit par une baisse importante de son chiffre d’affaires. La disproportion de la clause examinée était donc avérée, étant précisé par les juges que les circonstances liées à la vente du fonds à bas prix ou les velléités transactionnelles du cédant ne pouvaient suffire à légitimer la sévérité des restrictions ainsi portées aux libertés fondamentales du cessionnaire.
Références :
■ Com. 11 juill. 2006, n° 04-20.438: Dr. soc. 2006. 1188, obs. J. Mouly ; RTD civ. 2007. 111, obs. J. Mestre et B. Fages
■ Com. 27 mai 2021, n° 18-23.261 P: D. 2021. 1077
■ Soc. 30 mai 2007, n° 06-40.655
■ Soc. 27 oct. 2009, n° 08-41.501 P: AJDI 2010. 655, obs. D. Tomasin ; Dr. soc. 2010. 120, obs. J. Mouly
■ Soc. 15 mars 2017, n° 15-28.142
■ Com. 8 oct. 2013, n° 12-25.984 P: D. 2013. 2741, note T. Favario ; ibid. 2812, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; Rev. sociétés 2014. 102, note J.-F. Barbièri ; Dr. soc. 2014. 174, obs. J. Mouly
■ Com. 11 mars 2014, n° 12-12.074: D. 2014. 2488, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra
■ Soc. 1 juill. 2002, n° 00-45.135 P: D. 2002. 2491, note Y. Serra ; ibid. 3111, obs. J. Pélissier ; ibid. 2003. 1222, obs. B. Thullier
■ Com. 15 mars 2011, n° 10-13.824 P: D. 2011. 1261, obs. B. Ines, note Y. Picod ; ibid. 2758, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2961, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Rev. sociétés 2011. 620, note L. Godon ; Dr. soc. 2011. 717, obs. J. Mouly ; RDT 2011. 306, obs. G. Auzero ; RTD civ. 2011. 348, obs. B. Fages ; RTD com. 2011. 361, obs. A. Constantin
■ Soc. 2 mars 2011, n° 09-40.547
■ Com. 10 mai 2006, n° 04-10.149 P: D. 2006. 1526, obs. E. Chevrier ; ibid. 2923, obs. Y. Picod, Y. Auguet, N. Dorandeu, M. Gomy, S. Robinne et V. Valette ; ibid. 2007. 179, obs. A. Jeammaud, E. Dockès, C. Mathieu-Géniaut, P. E. Berthier et D. Condemine ; RTD civ. 2007. 111, obs. J. Mestre et B. Fages
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