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Droit de la responsabilité civile
Collision à un passage à niveau : la SNCF pouvait s’y attendre…
La présence d’usagers de la route sur un passage à niveau, à l’approche d’un train n’est pas imprévisible pour la SNCF, de sorte qu’elle ne peut s’exonérer totalement de sa responsabilité du fait des choses en invoquant un cas de force majeure.
Civ. 2e, 8 oct. 2020, n° 19-15.684
Le conducteur d’un véhicule automobile à bord duquel se trouvaient deux passagers s’était engagé sur un passage à niveau, lorsqu’il fut dépassé par un autre véhicule. L’intersection se trouvant ainsi encombrée, le premier conducteur opéra une marche arrière qui eut pour effet, la chaussée étant verglacée, d’immobiliser la partie arrière de son véhicule sur la voie ferrée. L’approche d’un train ayant été annoncée, les deux passagers descendirent du véhicule mais à défaut sans doute de célérité suffisante, furent gravement blessés par la collision du train avec l’arrière du véhicule. Après avoir indemnisé les deux victimes, l’assureur du conducteur assigna la SNCF ainsi que le conducteur du second véhicule présent sur les lieux du dommage afin qu’ils soient condamnés à lui rembourser les sommes versées.
Par un arrêt mixte du 13 novembre 2017, devenu irrévocable, la cour d’appel a d’abord dit que le second véhicule mis en cause n’était pas impliqué dans l’accident et rejeté en conséquence le recours en contribution formé contre son conducteur. De même, il rejeta son recours subrogatoire formé contre la SNCF en ce qu’il l’avait fondé sur une faute de conduite du conducteur du train, en qualité de préposé, auquel il imputait une vitesse excessive ainsi qu’un freinage tardif à l’origine des dommages subis. L’assureur fonda alors son recours subrogatoire sur la seule responsabilité du fait des choses, la SNCF étant mise en cause en qualité de gardienne du train instrument du dommage.
En effet, l'assureur ne pouvait valablement l’exercer sur le fondement, initialement envisagé, de la responsabilité du commettant du fait de son préposé (C. civ., art. 1242, al. 5), laquelle permet à la victime d’obtenir la réparation de son préjudice auprès de celui détenant une autorité sur l’auteur du fait dommageable, provenant le plus souvent d’un contrat de travail. Dans l’hypothèse de l’espèce où le préposé utilise une chose, l’action en responsabilité fondée sur l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil, est par exception au recours en principe formé contre son préposé, directement dirigée contre le commettant, seul susceptible d’être gardien de la chose, la qualité de gardien étant incompatible avec celle de préposé, ce dernier étant, par définition, privé d’autonomie. Or si l’assureur avait bien dirigé son action contre le commettant (la SNCF), il l’avait fondée sur la faute du préposé, alors que le préposé bénéficie par principe d’une immunité civile personnelle à l’égard de la victime dès lors qu’il est resté dans le cadre de sa mission (Cass., ass. plén., 25 févr. 2000, Costedoat, n° 97.17.378 et 97-20.152). La portée très générale de cette solution a conduit la Cour de cassation, dans un arrêt de principe, à considérer qu’elle trouvait également à s’appliquer dans le domaine des accidents de la circulation. C’est pourquoi la victime ne peut-pas invoquer la faute du préposé gardien du véhicule d’un accident de la route dès lors que celui-ci est resté dans le cadre de sa mission (Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-13.310). L’action en l’espèce fondée sur la faute du conducteur du train, resté dans le cadre de la mission que la SNCF lui avait confiée, ne pouvait donc prospérer.
Celle fondée sur la loi Badinter du 5 juillet 1985 relative aux accidents de circulation ne le pouvait davantage. Lorsqu’un accident de circulation survient sur un passage à niveau, l’application de cette loi est généralement exclue par les juges qui considèrent le plus souvent, dans cette configuration, que l’accident s’est produit sur une voie propre au train, ce qui l’exclut du champ d’application de cette loi, qui ne régit pas les accidents causés par des véhicules empruntant les chemins de fer et aux tramways circulant sur des voies propres (art. 1er), c’est-à-dire matériellement séparées de la circulation automobile. Bien que les passages à niveau constituent des intersections où circulent alternativement des trains et d’autres usagers, dont les véhicules terrestres à moteur, la Cour de cassation estime que, sous réserve de circonstances particulières (Civ. 2e, 6 mai 1987, n° 85-13.912 ; Civ. 2e, 16 juin 2011, n° 10-19.491), la collision survenue à un passage à niveau entre un train et un véhicule ne fait pas perdre à la voie de circulation considérée, une voie ferrée, son caractère propre, dans la mesure où les usagers de la route, quoique autorisés à emprunter la voie ferrée pour la traverser à hauteur d'un passage à niveau, ne peuvent pas pour autant y circuler, cette considération supposant d’écarter la qualification de voie commune aux chemins de fer et aux usagers de la route (Civ. 2e, 19 mars 1997, n° 95-19.314 ; Civ. 2e, 17 nov. 2016, n° 15-27.832). Ainsi, le fait que l'accident soit en l’espèce survenu à un passage à niveau pouvant seulement être emprunté par des véhicules pour traverser la voie ferrée, celle-ci restant toutefois fermée la circulation automobile, excluait l'application de la loi du 5 juillet 1985.
La responsabilité de la SNCF ne pouvait donc être recherchée que sur le fondement de l’article 1242, alinéa 1er du Code civil (anc. art. 1384), en sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, concernant la responsabilité du fait des choses. Dès lors, celle-ci recouvrait le droit, exclu par l’article 2 de la loi Badinter, d’invoquer la force majeure pour s’exonérer de sa responsabilité. C’est ce que fit précisément la SCNF dans cette affaire, avec succès puisque la cour d’appel de Paris retint l’irrésistibilité des fautes respectivement commises par le conducteur et par les victimes, constitutives de cas de force majeure, pour l’exonérer totalement de sa responsabilité. Elle releva en ce sens que le conducteur, en immobilisant la partie arrière de son véhicule sur la voie ferrée, et que les victimes, en se maintenant sur cette voie après être sorties du véhicule, plutôt que de se mettre à l’abri hors de la trajectoire du train annoncé, ont contrevenu aux dispositions de l’article R. 422-3 du Code de la route. Elle ajouta, concernant les seules victimes, que celles-ci avaient en outre commis une grave faute d’imprudence et qu’eu égard aux conditions de visibilité liées à la configuration de la voie et à l’emplacement du véhicule immobilisé, le conducteur du train n’avait pas pu disposer de la distance nécessaire pour pouvoir arrêter le train à temps. Ces fautes commises ayant directement concouru à la réalisation des dommages corporels subis par les victimes avaient donc présenté pour la SNCF un caractère irrésistible, exonératoire comme tel de sa responsabilité que sa qualité de gardienne du train instrument desdits dommages laissait présumer. Cette décision est censurée par la 2e Chambre civile de la Cour de cassation, au visa de l’article 1384, alinéa 1, devenu 1242, alinéa 1, du Code civil, rappelant que « le fait d’un tiers ou la faute de la victime n’exonère totalement le gardien de sa responsabilité que s’il revêt les caractères de la force majeure ». La cour d’appel avait considéré que la seule irrésistibilité des fautes commises constituait un cas de force majeure exonératoire de responsabilité, tout en ayant admis que « la présence d’usagers de la route sur un passage à niveau, à l’approche d’un train, bien que fautive, n’est pas imprévisible pour l’entité gardienne des trains en circulation », a violé l’article 1242 al. 1, les fautes commises n’ayant revêtu qu’en partie les caractères, qui sont cumulatifs, de la force majeure.
Autrement formulé, la présence d’un véhicule immobilisé sur un passage à niveau ne constituant pas un fait imprévisible pour la SNCF, celle-ci, en tant que responsable du fait des choses, ne pouvait invoquer la force majeure, qui suppose traditionnellement de réunir trois caractères cumulatifs : l’imprévisibilité de l’événement (l’impossibilité d’en prévoir la survenance), son irrésistibilité (l’impossibilité d’en empêcher la réalisation) et, enfin, l’extériorité de l’événement à la sphère d’activité du responsable (sur la réaffirmation de cette condition, v. Cass., ass. plén., 10 juill. 2020, n° 18-18.542), en l’occurrence à celle, non seulement du gardien, mais également à celle de la chose elle-même. Totalement exonératoire de la responsabilité du gardien, le cas de force majeure, admis depuis fort longtemps (dès l’arrêt Ch. Réunies, Jand’heur, 13 févr. 1930) est néanmoins très difficile à caractériser, spécialement dans le cas des accidents causés dans le cadre des accidents ferroviaires (Civ. 2e, 23 janv. 2003, n° 00-14.980 : absence d’imprévisibilité du comportement d’un passager descendant du train en marche ; Civ. 2e, 15 déc.2005, n° 03-16.772, pour une personne en état d’ébriété couchée sur la voie ; v. cpdt, à propos du fait de tiers ayant jeté les victimes sur la voie, Civ. 2e, 8 févr. 2018, n° 17-10.516 et n° 16-26.198).
Ainsi, selon la Cour de cassation, même lorsque le passage à niveau est muni de barrières et parfaitement signalé, la présence d’un usager sur le voie n’est ni imprévisible ni irrésistible pour la SNCF (Civ. 2e, 23 janv. 2003, n° 00-14.980, préc.). Cela étant, à défaut de revêtir les critères de la force majeure, la faute de la victime peut venir réduire le droit à indemnisation, comme cela sera probablement retenu dans ce litige par la cour d’appel de renvoi.
Références :
■ Cass., ass. plén., Costedoat, 25 févr. 2000, n° 97.17.378 et 97-20.152 P: D. 2000. 673, note P. Brun ; ibid. 467, obs. P. Delebecque ; RDSS 2001. 134, obs. J.-M. Lhuillier ; RTD civ. 2000. 582, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-13.310 P: D. 2009. 2667, obs. I. Gallmeister, note N. Pierre ; ibid. 2069, chron. J.-M. Sommer et C. Nicoletis ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2009. 541, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 6 mai 1987, n° 85-13.912
■ Civ. 2e, 16 juin 2011, n° 10-19.491 P: D. 2011. 2184, obs. I. Gallmeister, note H. K. Gaba ; ibid. 2150, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et O.-L. Bouvier ; RTD civ. 2011. 774, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 19 mars 1997, n° 95-19.314 P: D. 1997. 100
■ Civ. 2e, 17 nov. 2016, n° 15-27.832 P: D. 2016. 2398 ; ibid. 2017. 605, chron. E. de Leiris, N. Palle, G. Hénon, N. Touati et O. Becuwe ; RTD civ. 2017. 166, obs. P. Jourdain
■ Cass., ass. plén., 10 juill. 2020, n° 18-18.542 P: D. 2020. 1473, et les obs. ; RTD civ. 2020. 623, obs. H. Barbier
■ Ch. Réunies, Jand’heur, 13 févr. 1930 P
■ Civ. 2e, 23 janv. 2003, n° 00-14.980 P: D. 2003. 669 ; RTD civ. 2003. 301, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 15 déc.2005, n° 03-16.772 P: D. 2006. 101 ; RTD com. 2006. 657, obs. B. Bouloc
■ Civ. 2e, 8 févr. 2018, n° 17-10.516 P et 16-26.198 P: D. 2018. 598, note V. Rebeyrol ; ibid. 1412, obs. H. Kenfack ; ibid. 2019. 38, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2018. 418, obs. P. Jourdain
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