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[ 16 mai 2024 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Condamnation de la France pour indemnisation insuffisante des harkis et de leurs familles

La Cour européenne des droits de l’homme a constaté que les conditions d’accueil des harkis et de leurs familles dans des camps en France constituent une atteinte à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. L’indemnisation insuffisante des victimes emporte violation de l’article 3 Conv. EDH. La Cour conclut également que la théorie de l’acte de gouvernement est compatible avec le droit d’accès à un tribunal (art. 6 Conv. EDH).

CEDH 4 avr. 2024, Tamazount et autres c/ France, n° 17131/19

Les requérants sont cinq ressortissants français descendants de harkis, militaires d’origine algérienne ayant servi dans l’armée française lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Ils soulèvent devant les juridictions nationales la responsabilité pour faute de l’État.

Les griefs portent sur trois éléments : le défaut de protection des harkis et de leurs familles sur le territoire algérien, où ils ont été exposés à des massacres et représailles, l’absence du recours systématique au rapatriement sur le territoire français, ainsi que les mauvaises conditions d’accueil des individus rapatriés. Quatre requérants rapatriés ou nés en France, font valoir qu’ils ont subi des traitements inhumains ou dégradants dans leur camp d’accueil. Il s’agit, notamment, de leur enfermement dans le camp, l’ouverture de leurs correspondances, de l’usage de leurs prestations sociales par l’administration du camp, de la scolarisation des enfants hors du système éducatif de droit commun (pt. 128).

Le Conseil d’État, par une décision du 3 octobre 2018 (n° 410611), conclut que les conditions d’accueil et de vie « indignes » engagent la responsabilité pour faute de l’État. Est attribuée une somme de 15 000 euros à chacun des requérants. Quant aux questions de défaut de protection et de rapatriement, le Conseil d’État se déclare incompétent. Les requérants saisissent la Cour européenne des droits de l’homme.

 Théorie de l’acte de gouvernement et droit d’accès à un tribunal

Les requérants affirment qu’en se déclarant incompétent, le Conseil d’État aurait violé leur droit d’accès à un juge (Conv. EDH, art. 6 § 1). Le raisonnement du Conseil d’État repose sur la théorie dite de l’acte de gouvernement. Selon une jurisprudence administrative constante, les actes mettant en cause les rapports entre les pouvoirs publics, particulièrement les relations du parlement et du gouvernement ou les relations étrangères échappent au contrôle du juge. Le juge considère ne pas avoir à s’immiscer dans la conduite de l’action diplomatique ou internationale (pts. 84 et 85).

En l’espèce, la juridiction administrative suprême estime que le défaut de rapatriement et de protection des harkis relevant des relations entre la France et l’Algérie, constituent des actes de gouvernement. Les préjudices invoqués « ne sont pas détachables de la conduite des relations entre la France et l’Algérie et ne sauraient par suite engager la responsabilité de l’État (…) » (v. CE 3 oct. 2018, préc., pts. 3 et 5).

La CEDH relève que le constat d’incompétence fondé sur la doctrine des actes de gouvernement a constitué une restriction au droit d’accès à un tribunal. Elle considère toutefois que cette restriction est proportionnée et poursuit le but légitime de préserver la séparation des pouvoirs exécutifs et judiciaires (pt. 114). Cette notion fait l’objet d’une « interprétation étroite » de la part des juridictions administratives (pts. 114 à 116 ; v. aussi CEDH, gd. ch., 14 déc. 2006 Markovic et autres c/ Italie, n° 1398/03, § 112 à 114). L’incompétence du juge administratif n’est pas non plus absolue, la responsabilité sans faute de l’État pouvait aussi être engagée (pt. 121 à 124).

La Cour de Strasbourg conclut à la non-violation de l’article 6 de la Convention.

Les requérants font aussi grief à l’État français d’avoir violé les articles 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants), et 8 (protection de la vie privée et du secret des correspondances) de la Conv. EDH.

 Traitements inhumains et dégradants

Rappelons que les juridictions françaises ont qualifié des conditions de vie dans les camps d’« atteinte à la dignité humaine ». Elles sont « en substance, parvenues au constat de violation des articles 3 et 8 de la Convention » (pt. 155). La CEDH s’accorde avec ce constat.

Demeure la question de la recevabilité. Les juridictions françaises ont reconnu ainsi qu’indemnisés les préjudices à hauteur de 15 000 euros par personne, pour des périodes comprises entre sept et quatorze ans dans les camps (pt. 154). En principe, la reconnaissance et l’indemnisation adéquate et suffisante du préjudice prive les requérants de leur qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. La Cour relève que les juridictions internes ont « pleinement reconnu les souffrances endurées » (pt. 512), mais estime l’indemnisation insuffisante. Celle-ci est qualifiée de « modique par comparaison avec ce que la Cour octroie généralement dans les affaires relatives à des conditions de détention indignes » (pt. 162 ; v. par ex. CEDH 30 janv. 2020, J.M.B. et autres c/ France, n° 9671/15, § 318 à 320). L’indemnisation étant insuffisante, les requérants n’ont pas été privés de leur qualité de victime. Le grief portant sur les articles 3 et 8 est donc recevable.

Conformément aux constats des juridictions internes, la CEDH conclut à la violation des articles 3 et 8 de la Convention. Statuant en équité, elle considère que constituerait juste réparation l’octroi de 4 000,00 € par année passée au sein du camp (pt. 177).

Références :

■ CE 3 oct. 2018, n° 410611 D. actu, 5 oct. 2018, note M-C de Montecler ; AJDA 2018. 1872 ; ibid. 2187, chron. C. Nicolas et Y. Faure ; D. 2018. 1970, obs. M.-C. de Montecler ; RFDA 2018. 1131, concl. A. Bretonneau.

■ CEDH, gd. ch., 14 déc. 2006 Markovic et autres c/ Italie, n° 1398/03 RFDA 2008. 728, étude M. Vonsy.

■ CEDH 30 janv. 2020, J.M.B. et autres c/ France, n° 9671/15 AJDA 2020. 263 ; ibid. 1064, note H. Avvenire ; D. 2020. 753, et les obs., note J.-F. Renucci ; ibid. 1195, obs. J.-P. Céré, J. Falxa et M. Herzog-Evans ; ibid. 1643, obs. J. Pradel ; ibid. 2021. 432, chron. M. Afroukh et J.-P. Marguénaud ; JA 2020, n° 614, p. 11, obs. T. Giraud ; AJ pénal 2020. 122, étude J.-P. Céré.

 

Auteur :Egehan Nalbant


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