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Droit des obligations
Contrainte économique : pas de violence sans dépendance
La demande en nullité pour violence, par contrainte économique, doit être rejetée lorsque la société se prétendant victime n’est pas en situation de dépendance économique.
L’ambivalence de la Cour de cassation concernant le vice de violence économique est connue : tout en reconnaissant la notion (Civ. 1re, 30 mai 2000, n° 98-15.242), elle refuse très généralement de la sanctionner (v. notam., Civ. 1re, 3 avr. 2002, n° 00-12.932). La solution rapportée le confirme.
En l’espèce, une compagnie aérienne avait conclu avec une entreprise d’aéronautique un contrat d’une durée de trois ans, ayant pour objet la maintenance de sa flotte d’avions. Deux ans après la conclusion du contrat, les parties s’étaient entendues pour confier, par un avenant au contrat, l’exécution des prestations à une filiale de la société prestataire.
Trois mois plus tard, le nouveau prestataire, invoquant une exécution à perte de son contrat de maintenance, avait informé l’ensemble de ses clients d’une augmentation de ses tarifs et en particulier, adressé à la compagnie aérienne un projet d’avenant contenant l’augmentation annoncée, ainsi que la prise en charge de la maintenance d’avions supplémentaires. Un avenant avait alors été signé, mais aux conditions tarifaires initiales et en incluant la prise en compte d’un seul avion supplémentaire.
Très peu de temps après, la société de maintenance avait adressé à son cocontractant un second projet d’avenant, prévoyant une augmentation des tarifs de 20 % pour l’ensemble de la flotte et l’intégration de deux avions supplémentaires, précisant qu’à défaut d’acceptation de cet avenant avant une certaine date, elle cesserait d’exécuter le contrat dans un délai de soixante jours avant d’y mettre un terme définitif.
Le lendemain de la signature de cet avenant, intervenue une semaine après son envoi, la compagnie aérienne, prétendant l’avoir signé sous la contrainte, avait envoyé au prestataire une lettre faisait état de son mécontentement quant aux méthodes arbitraires d’augmentation des tarifs employées par celui-ci et lui indiquant avoir signé l’avenant sous l’effet de la contrainte économique qu’il avait exercée sur elle, puisque le délai très court dont il disposait ne lui permettait pas de chercher ni donc de trouver une solution alternative pour la prise en charge, par un autre prestataire, de l’avion supplémentaire qui devait être livré seulement deux jours après la conclusion de l'avenant.
La compagnie aérienne avait ensuite appliqué un abattement de 20 % sur le paiement des factures, puis annoncé à son cocontractant qu’un tiers lui succéderait à compter d’une date déterminée, avant d’assigner finalement ce dernier en nullité de l’avenant pour violence économique.
Pour reconnaître l’exercice d’une telle violence et faire droit en conséquence à sa demande d’annulation, la cour d’appel retint que si la compagnie aérienne n’avait pas signé l’avenant, son prestataire n’aurait pas pris en charge les deux nouveaux avions attendus par la compagnie, ce qui aurait contraint celle-ci à refuser l’avion livré deux jours après la signature de l’avenant et à rompre ses contrats faute de disposer du temps nécessaire pour confier l’exécution de ces prestations à une nouvelle entreprise.
La Cour de cassation casse cette décision au motif que le vice de consentement de violence économique, cause de nullité d’un contrat, suppose la preuve d’une situation de dépendance économique en l’espèce non établie. En effet, la Haute juridiction considère que la compagnie ne démontre pas en quoi le risque de devoir retarder l’exploitation d’un seul avion, le temps de trouver un nouveau prestataire pour sa prise en charge, l’aurait conduite à rompre ses contrats et aurait eu des conséquences économiques telles que la compagnie se serait de ce fait trouvée dans une situation de dépendance économique à l’égard de son cocontractant, la contraignant à signer l’avenant litigieux.
De manière générale, « (i)l y a violence lorsqu’une partie s’engage sous la pression d’une contrainte qui lui inspire la crainte d’exposer sa personne, sa fortune ou celles de ses proches à un mal considérable » (C. civ., art. 1140, art. 1112 anc.). En particulier, comme cela avait déjà été reconnu en jurisprudence (Civ. 1re, 30 mai 2000, préc., Civ. 1re, 3 avr. 2002, préc.), « (i)l y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant à son égard, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif » (C. civ., art. 1143). Dans tous les cas, le vice de violence, qui atteint le consentement non dans sa dimension réflexive, comme y conduit l’erreur ou le dol, mais dans sa dimension volitive, en ce qu’elle prive le contractant de sa liberté de consentir, est une cause de nullité du contrat (C. civ., art. 1142).
La difficulté probatoire rencontrée par les victimes de violence économique réside dans la nécessité d’établir deux éléments cumulatifs qui traduisent la spécificité de ce vice du consentement qui, contrairement aux autres, a la particularité de situer à la frontière de deux corpus juridiques distincts, dans leurs règles comme dans leur philosophie, le droit civil et le droit de la concurrence. En effet, la victime doit commencer par rapporter la preuve de sa situation de dépendance économique, notion issue droit de la concurrence et, plus particulièrement, du droit des pratiques anticoncurrentielles, avant d’établir que son cocontractant a abusé de cet état objectif de dépendance pour en tirer profit, ce qui renvoie plus généralement à la notion civiliste d’abus de droit, mais dont l’appréciation emprunte également à l’approche concurrentielle de la notion, plus objective que sa conception civile : en droit de la concurrence, l’abus ne peut en effet être caractérisé au regard du seul comportement de son auteur ; il doit également constituer un comportement objectivement néfaste pour le marché, c’est-à-dire conduire à des résultats différents de ceux qu’une concurrence effective aurait entraînés dans un sens plus favorable au marché et, par voie de conséquence, à l’entreprise économiquement dépendante (Sur ce point, v. M.-S. Payet, Droit de la concurrence et droit de la consommation, Dalloz, 2001, n°116 et 117). C’est cette dualité d’approches du vice de violence économique qui rend difficile sa caractérisation et entrave donc sa sanction, notamment par les juridictions civiles, éloignées des analyses et méthodes propres à la logique anticoncurrentielle.
En l’espèce, c’est la non satisfaction du premier critère constitutif de violence économique – l’état de dépendance économique, qui a justifié le rejet de l’action en nullité. A cet égard, la méthode employée par le droit de la concurrence est essentielle : considérant l’état de dépendance économique, comme d’ailleurs la situation de position dominante, comme le résultat d’un rapport objectif de déséquilibre de la puissance économique des contractants sur un marché considéré, sa démonstration suppose d’apprécier ce rapport à la fois positivement, c’est-à-dire en envisageant directement la contrainte exercée sur le partenaire dépendant, et négativement, en vérifiant l’inaptitude du partenaire dépendant à se soustraire à cette contrainte (M.-S. Payet, Droit de la concurrence et droit de la consommation, op.cit., n° 95). La réunion de ces deux paramètres a pour objet de définir l’impossibilité du partenaire dépendant de recourir à une solution de substitution. Ainsi l’absence de solution alternative est-elle « tout à la fois un élément constitutif légal et le critère central d’appréciation de la dépendance économique » (M.-C. Boutard-Labarde et G. Canivet, Droit français de la concurrence, LGDJ, coll. Droit des affaires, 1994, n°116, p. 95). En droit de la concurrence, cette absence de solution alternative, fondatrice de l’état de dépendance, sera fautive en cas d’abus de cette situation par un autre agent économique en raison de l’atteinte au bon fonctionnement du marché qui en résulte ; en droit civil, elle caractérise également l’état de dépendance du contractant dont l’abus, s’il est démontré, sera sanctionné, à l’échelle du contrat, par la nullité de celui-ci, en raison cette fois du vice du consentement qui en résulte pour la victime de cette violence économique.
C’est la raison pour laquelle la chambre commerciale souligne en l’espèce que l’impossibilité de chercher un nouveau partenaire n’était pas démontrée (comp. Civ. 1re, 18 févr. 2015, n° 13-28.278). Faute d’avoir pu l’établir, et la compagnie n’ayant entrepris aucune démarche pour rechercher un autre contractant et échapper ainsi à la conclusion du contrat litigieux, celle-ci ne pouvait prétendre avoir subi une violence économique. La brièveté du délai dont elle disposait pour trouver un nouveau partenaire de maintenance était une circonstance insuffisante à établir une situation de dépendance, laquelle ne peut résulter d’une seule stipulation contractuelle mais bien d’un faisceau d’indices permettant, à l’aune de l’ensemble des dispositions contractuelles et des rapports économique des parties, de caractériser l’inaptitude objective et effective d’une partie à être indépendante de son partenaire, par exemple, en raison de l’importance du chiffre d’affaires obtenu grâce à lui, de sa notoriété, ou encore de la présence d’une clause d’exclusivité (Civ. 1re, 18 févr. 2015, préc.), autant d’éléments absents en l’espèce. Ainsi la compagnie ne démontrait-elle pas en quoi le retard pris aurait eu des effets tels sur son activité qu’elle en aurait été contrainte de contracter avec celui qui serait devenu son partenaire exclusif.
Enfin, subsidiairement, sous l’angle plus civiliste de l’abus dont la démonstration, faute de dépendance économique établie, devenait en l’espèce inutile, il peut toutefois être souligné que le fait que le prestataire ait été contraint d’imposer une augmentation de tarifs à l’ensemble de ses clients et non à la seule compagnie aérienne constituait une circonstance de nature à exclure un abus de la situation dans laquelle celle-ci se trouvait.
Com. 9 juill. 2019, n°18-12.680
Références
■ Fiches d’orientation Dalloz : Violence (contrat)
■ Civ. 1re, 30 mai 2000, n° 98-15.242 P: D. 2000. 879, note J.-P. Chazal ; ibid. 2001. 1140, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2000. 827, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 863, obs. P.-Y. Gautier
■ Civ. 1re, 3 avr. 2002, n° 00-12.932 P: D. 2002. 1860, et les obs., note J.-P. Gridel, note J.-P. Chazal ; ibid. 2844, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2002. 502, obs. J. Mestre et B. Fages ; RTD com. 2003. 86, obs. A. Françon
■ Civ. 1re, 18 févr. 2015, n° 13-28.278 P: D. 2015. 432 ; ibid. 2016. 566, obs. M. Mekki ; AJCA 2015. 221, obs. L. Perdrix ; RTD civ. 2015. 371, obs. H. Barbier
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