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Droit de la famille
Contrôle de proportionnalité en matière de filiation : illustration exemplaire de la « balance » des intérêts en présence
L’atteinte au droit au respect de la vie privée constituée par l’irrecevabilité de l’action en recherche de paternité formée par une demanderesse régulièrement adoptée et informée de l’identité de son père et de son demi-frère biologiques, opposés à toute forme de lien avec elle, ne revêt pas, en considération de l’intérêt général attaché à la sécurité juridique et la stabilité des liens de filiation, un caractère disproportionné.
Civ. 1re, 14 oct. 2020, n° 19-15.783
Une enfant née au Royaume-Uni n’avait jamais été reconnue par son père, uniquement déclaré par la mère à la naissance. En 1958, un jugement avait condamné le père à payer des subsides à la mère, qui était décédée en 1963. Le 11 août 1966, la jeune fille avait été adoptée au Royaume-Uni par le couple formé par le cousin de sa mère et son épouse.
Le 12 juillet 2010, elle avait assigné son prétendu père biologique en recherche de paternité, étant précisé que ce dernier, décédé le 24 octobre 2011, avait laissé pour lui succéder un fils unique.
Pour déclarer l’action recevable, après avoir énoncé à bon droit que la loi anglaise compétente faisait obstacle à la reconnaissance d’un lien de filiation qui viendrait contredire celui créé par l’adoption, laquelle produisait les effets de l’adoption plénière du droit français, en application de l’article 370-5 du Code civil, la cour d’appel retint que le droit au respect de la vie privée et familiale impose d’établir un juste équilibre dans la pondération des intérêts concurrents, à savoir, d’un côté, le droit de l’intéressée de connaître son ascendance et de voir établir légalement celle-ci ; de l’autre, le refus du prétendu père lorsqu’il était vivant, puis de son héritier, de lui voir reconnaître ce droit, qui s’étaient opposés systématiquement à ses demandes et, enfin, l’intérêt général lié à la sécurité juridique.
Procédant ainsi à un contrôle de proportionnalité des intérêts antagonistes en présence, les juges du second degré avaient relevé, d’abord, que l’intérêt du seul héritier du père, qui avait connaissance de l’existence et du souhait de l’intéressée de renouer avec sa famille d’origine, au moins depuis 2008, puis de voir reconnaître son lien de parenté, était de moindre importance que l’intérêt de celle-ci. Ils avaient énoncé, ensuite, que, si le droit anglais empêche l’établissement d’une autre filiation en présence d’une adoption, il n’interdit pas pour autant la remise en cause de cette adoption dans certaines circonstances. Il avaient ajouté, enfin, que l’adoption de l’intéressée avait été obtenue dans des conditions particulières: les assistants sociaux avaient adressé plusieurs lettres restées sans réponse au père prétendu; ils s’étaient rendus en France afin de le rencontrer, sans parvenir à entrer en contact avec lui, seule l’épouse de celui-ci avait contacté téléphoniquement les enquêteurs sociaux, en indiquant qu’elle désapprouvait cette adoption, sans toutefois en donner les motifs; le désintérêt du père à l’égard de sa fille avait été constant jusqu’à ce qu’elle reprît contact avec lui en 2008 et, encore, bien qu’antérieurement condamné à payer des subsides à sa mère, il avait cessé ses paiements quelques années après cette condamnation, ce qui avait contraint le couple devenu adoptant à entreprendre une démarche d’adoption de la mineure afin d’obtenir des prestations familiales pour l’élever.
L’héritier faisait grief à cet arrêt rendu par la cour d’appel de Paris d’avoir déclaré recevable l’action en établissement de la filiation paternelle biologique et d’avoir ordonné à cette fin une expertise biologique au premier moyen qu’à supposer que l’impossibilité pour une personne adoptée de faire reconnaître son lien de filiation paternelle biologique à des fins successorales constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale. Cette impossibilité est en tout état de cause prévue à l’article 370-5 du Code civil et poursuit un but légitime tendant à garantir la stabilité du lien de filiation établi par une adoption régulièrement prononcée à l’étranger, produisant en France les effets d’une adoption plénière. Le juge doit en conséquence du texte précité déclarer irrecevable l’action ayant pour objet d’établir le lien de paternité biologique d’une personne régulièrement adoptée à l’étranger par une décision produisant en France les effets d’une adoption plénière. Il contestait, par un second moyen, l’issue du contrôle de proportionnalité tel qu’il avait été effectué par les juges, auxquels il appartenait de rechercher un juste équilibre entre le droit au respect de la vie privée et familiale, dont pourrait être déduit l’établissement de la filiation biologique, et la stabilité du lien de filiation, qui conduit au contraire à l’ignorer en cas d’adoption plénière. Selon le demandeur au pourvoi, les juges d’appel avaient à tort privilégié l’intérêt promu par sa sœur prétendue, par des motifs impropres à caractériser en quoi la reconnaissance de son lien de filiation paternelle biologique était nécessaire au respect de sa vie privée et familiale, d’autant que celle-ci tenait pour acquis qu’elle était la fille biologique du défunt dont elle portait le nom depuis sa naissance, ce dont il résultait qu’elle avait déjà connaissance de ses origines.
La thèse du pourvoi emporte la conviction des Hauts magistrats, qui estime, à rebours de l’analyse de la cour d’appel, qu’il résultait de ses propres énonciations d’une part, que l’intéressée, qui connaissait ses origines personnelles, n’était pas privée d’un élément essentiel de son identité, d’autre part, que le père biologique, puis son héritier, n’avaient jamais souhaité établir de lien, de fait ou de droit, avec elle, de sorte qu’au regard des intérêts du fils, de ceux de la famille adoptive de l’intéressée et de l’intérêt général attaché à la sécurité juridique et à la stabilité des liens de filiation adoptifs, l’atteinte au droit au respect de la vie privée de la défenderesse au pourvoi que constituait l’irrecevabilité de l’action en recherche de paternité ne revêtait pas un caractère disproportionné. Il est à noter qu’à l’instar des normes de rédaction adoptées par la Cour européenne des droits de l’Homme, la Cour de cassation ne se contente pas de viser le texte de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme mais en reproduit l’intégralité des termes. Cette identité de présentation témoigne de sa volonté d’intégrer les éléments de méthode du contrôle de proportionnalité retenus par les juges européens, rompus à cette technique et dont l’influence sur sa mise en œuvre par le juge français s’explique aussi sans doute par l’intensification actuelle du contrôle de proportionnalité en matière de filiation (v. notam. Civ. 1re, 6 juill. 2016, n° 15-19.853 ; Civ. 1re, 21 nov. 2018, n° 17-21.095 ; adde, pour la dernière application, Civ. 1re, 14 oct. 2020, n° 19-12.373 et 19-18.791).
Cet arrêt constitue un exemple topique du contrôle de proportionnalité, dont la méthode fondée sur la « mise en balance des intérêts » en présence et concurrents exige, dans son application, une méticulosité et une subtilité d’analyse induites du principe même de proportionnalité, fondé sur la nécessité de concilier des intérêts concurrents, publics et privés, pluriels et divergents mais également protégés et promus. La nécessité d’opérer un tel contrôle s’est imposée puis renforcée face au constat d’un pullulement des normes internes comme supranationales concourant à la multiplication des libertés et des droits qualifiés de fondamentaux à valeur normative équivalente tels que ceux en l’espèce confrontés : le droit d’accéder à ses origines, le droit au respect de sa vie privée et familiale, le droit à la sécurité juridique que soutient la préservation de la stabilité des filiations établies. Au-delà du cas d’espèce ici rapporté, la mise en œuvre du contrôle de proportionnalité est, de manière générale, foncièrement complexe puisqu’elle repose sur une analyse spécifiquement contextuelle, conjoncturelle, circonstancielle, qu’elle s’appuie sur une méthode très concrète d’ajustement de droits et d’intérêts pluriels souvent antagonistes mais également protégés et défendus. Cette méthode de « pondération des intérêts » comme la nomme ici la Cour en appelle ainsi à une pluralité d’éléments, juridiques comme factuels, à mettre en relation puis « en balance », et à laquelle ne peut servir aucune règle générale et abstraite préalable, de même qu’aucune règle de ce type ne peut être induite de son exercice.
À l’origine étranger à la méthode d’analyse des juristes français, attachés par tradition à un certain ordonnancement qui se décline en autant de théories et de normes générales, le contrôle de proportionnalité désormais intégré et largement exercé par le juge national repose sur une démarche casuistique dont les difficultés sont, au-delà même de notre tradition, inhérentes à sa mise œuvre qui suppose un effort spécifique et ardu de conciliation d’une variété de droits subjectifs, mêlés à la sauvegarde de principes fondamentaux ainsi qu’à la poursuite de politiques juridiques, elles-mêmes évolutives. La recherche de leur juste équilibre par la voie d’une méthode reposant à cette fin sur une appréciation au cas par cas, circonstance par circonstance, explique naturellement la fréquence de divergence d’analyse entre les juges, ici exprimée, les juges du second degré ayant eux-mêmes procédé à un contrôle de proportionnalité dont les Hauts magistrats, venant opérer un « contrôle du contrôle » exercé au fond, condamnent l’issue (v. dans le même sens de ce double contrôle, Civ. 1re, 21 nov. 2018, préc.). Les premiers avaient fait prévaloir, sous l’influence probable des juges européens, le droit de connaître son ascendance, lequel est inclus dans le champ d’application de la notion de vie privée (CEDH 7 févr. 2002, Mikulic c/ Croatie, n° 53176/99, CEDH 7 avr. 2009, Turnali c/ Turquie, n° 4914/03), reléguant au second plan les intérêts (successoraux) de l’héritier du défunt et de manière moins évidente, ceux des parents adoptifs, aux motifs que leur lien de parenté était, au regard de la législation anglaise applicable, susceptible d’être remis en cause, que leur choix d’adopter avait été en quelque sorte contraint face à la rétractation du père déclaré d’assumer financièrement sa fille prétendue et que l’adoption finalement prononcée l’avait été dans des circonstances « particulières ». Les seconds ont au contraire privilégié la sécurité juridique et la stabilité des liens de filiations établis.
Malgré le flou entourant l’exercice de ce contrôle empreint d’une forte casuistique, une ligne directrice s’offre tout de même au juge pour résoudre ce type de litiges : ce dernier doit en toute hypothèse s’attacher à privilégier « la solution protectrice de l’intérêt le plus légitime », selon la formule consacrée et restituée par l’auteur du pourvoi. Or celle-ci résidait, en l’espèce, dans la stabilité des liens de filiation adoptifs. Cette solution mérite d’être approuvée. Si les juges européens (jurisprudence préc.) comme français (v. notam. Civ. 1re, 5 oct. 2016, n° 15-25.507 ; Civ. 1re, 9 nov. 2016, n° 15-25.068) reconnaissent l’importance de la filiation biologique, la légitimité de la recherche de son ascendance et la nécessité, le cas échéant, de son établissement pour rendre effectif le droit au respect de la vie privée et familiale (Civ. 1re, 5 oct. 2016, préc. : « l’impossibilité pour une personne de faire reconnaître (sa véritable) filiation (…) constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale) », c’est à la double condition que l’identité du géniteur soit inconnue et que l’enfant comme le parent concerné revendiquent sa pleine reconnaissance (CEDH 26 juin 2014, Labassée c/ France, n° 65941/11; CEDH 26 juin 2014, Menesson c/ France, n° 65192/11), aucune de ces deux conditions n’étant, en l’espèce, remplie.
Pour que l’impossibilité de faire reconnaître sa véritable filiation puisse être légitimement opposée à celui qui cherche à officialiser son ascendance, il convient d’établir qu’une telle prohibition porte une atteinte disproportionnée à cette prérogative, garantie par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (v. aussi, art. 7 § 1). En l’espèce, cette proportion était sans aucun doute préservée. Dans d’autres circonstances, les obstacles ici décelés à l’établissement de la filiation conforme à la réalité biologique auraient été levées (cf Civ. 1re, 21 nov. 2018, préc.). Cette incertitude inhérente au contrôle de proportionnalité, dont l’issue par essence variable dépend de l’appréciation concrète des circonstances factuelles propres à l’espèce, doit aussi être vue comme une souplesse laissée au juge pour pondérer les intérêts en cause, avec la latitude nécessaire à garantir, au cas au cas, l’effectivité de l’équilibre recherché.
Références :
■ Civ. 1re, 6 juill. 2016, n° 15-19.853 P: D. 2016. 1980, note H. Fulchiron ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; RTD civ. 2016. 831, obs. J. Hauser
■ Civ. 1re, 21 nov. 2018, n° 17-21.095 P: D. 2018. 2305 ; ibid. 2019. 64, entretien P.-Y. Gautier ; ibid. 505, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 663, obs. F. Granet-Lambrechts ; AJ fam. 2019. 36, obs. M. Saulier ; RTD civ. 2019. 87, obs. A.-M. Leroyer
■ Civ. 1re, 14 oct. 2020, n° 19-12.373 et 19-18.791 P: D. 2020. 2065
■ CEDH 7 févr. 2002, Mikulic c/ Croatie, n° 53176/99, RTD civ. 2002. 795, obs. J. Hauser ; ibid. 866, obs. J.-P. Marguénaud
■ CEDH 7 avr. 2009, Turnali c/ Turquie, n° 4914/03
■ Civ. 1re, 5 oct. 2016, n° 15-25.507 P: D. 2016. 2496, obs. I. Gallmeister, note H. Fulchiron ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 781, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2016. 543, obs. J. Houssier ; RTD civ. 2016. 831, obs. J. Hauser
■ Civ. 1re, 9 nov. 2016, n° 15-25.068 P: D. 2016. 2337, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; AJ fam. 2016. 601, obs. M. Saulier ; RTD civ. 2017. 111, obs. J. Hauser
■ CEDH 26 juin 2014, Menesson c/ France, n° 65192/11: AJDA 2014. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2014. 1797, et les obs., note F. Chénedé ; ibid. 1773, chron. H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; ibid. 1787, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; ibid. 1806, note L. d'Avout ; ibid. 2015. 702, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 755, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 1007, obs. REGINE ; ibid. 1056, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2014. 499, obs. B. Haftel ; ibid. 396, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RDSS 2014. 887, note C. Bergoignan-Esper ; Rev. crit. DIP 2015. 1, note H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; ibid. 144, note S. Bollée ; RTD civ. 2014. 616, obs. J. Hauser ; ibid. 835, obs. J.-P. Marguénaud
■ CEDH 26 juin 2014, Labassée c/ France, n° 65941/11: AJDA 2014. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2014. 1797, et les obs., note F. Chénedé ; ibid. 1787, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; ibid. 1806, note L. d'Avout ; ibid. 2015. 702, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 755, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 1007, obs. REGINE ; ibid. 1056, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2014. 499 ; ibid. 396, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; Rev. crit. DIP 2015. 1, note H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; RTD civ. 2014. 616, obs. J. Hauser ; ibid. 835, obs. J.-P. Marguénaud
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