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Procédure pénale
Contrôle judiciaire : la conformité de l’interdiction d’exercer la profession d’artiste à la liberté d’expression doit être vérifiée
L'interdiction faite à une personne mise en examen, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, en application de l'article 138, 12° et 12° bis du Code de procédure pénale, de se livrer à tout ou partie de son activité professionnelle d'artiste constitue une ingérence dans sa liberté d'expression, qui doit répondre aux conditions de légitimation posées à l’article 10 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.
Crim. 21 févr. 2023, n° 22-86.760 B
Mis en examen pour viol et agression sexuelle aggravés, abus de faiblesse et corruption de mineurs, un individu fut d’abord placé en détention provisoire puis libéré mais placé sous contrôle judiciaire. Dans ce cadre, le juge d’instruction ordonna l’interdiction de toute apparition et représentation publiques dans le cadre de son activité artistique (la chanson) ainsi que de toute activité impliquant un contact avec des mineurs. Le mis en examen interjeta appel de cette ordonnance en se fondant notamment sur l’atteinte à la liberté d’expression artistique découlant de cette interdiction, mais la chambre de l’instruction la confirma, estimant que le moyen tiré de l’atteinte disproportionnée à la liberté d’expression était inopérant en l’espèce, dès lors que l’intéressé était mis en examen pour des infractions à caractère sexuel et qu’il présentait un risque de renouvellement des faits.
Dans son pourvoi, le mis en examen (dont on dira simplement qu’il s’agit d’un chanteur « vedette » des années 1980) reprochait aux conseillers de la chambre de l’instruction de ne pas avoir examiné, comme il leur avait été demandé, la proportionnalité de cette interdiction « au regard des atteintes qu'elle porte à la liberté d'expression artistique comprise comme composante d [e] (son) droit au travail ».
Par son arrêt, la chambre criminelle rejette le pourvoi, mais après avoir précisé que « l'interdiction faite à une personne mise en examen, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, de se livrer à tout ou partie de son activité professionnelle d'artiste constitue une ingérence dans sa liberté d'expression et entre dès lors dans le champ de [l’] article [10 de la Convention EDH] ». Ainsi les juges auraient dû effectivement examiner le caractère proportionné de l’atteinte portée, à travers l’interdiction professionnelle imposée dans le cadre du contrôle judiciaire, au droit à la liberté d’expression du mis en examen. Pour autant, l’arrêt attaqué n’encourt pas la censure dès lors que la Cour de cassation est en mesure de s’assurer que « l’interdiction prononcée répond aux conditions posées par le second paragraphe de la disposition précitée ».
L’article 10 de la Convention garantit le droit à la liberté d’expression (§1) et, à ce titre, protège la liberté d’expression artistique (v. CEDH 24 mai 1988, Müller et autres c/ Suisse, § 27 : « l’article 10 englobe la liberté d’expression artistique – notamment dans la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées – qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes » ; v. encore CEDH 22 nov. 2016, Kaos c/ Turquie, § 47, rappelant que « ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique. D’où l’obligation, pour l’État, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression »). Mais cet article comporte également une clause de limitation (§2) permettant de légitimer des atteintes à ce droit si certaines conditions sont remplies. Ainsi l’ingérence doit-elle être prévue par la loi, viser l’un au moins des objectifs prévus et apparaître comme nécessaire dans une société démocratique pour atteindre cet objectif, ce qui implique qu’elle soit proportionnée, qu’elle réponde à un besoin social impérieux et qu’elle repose sur des motifs pertinents et suffisants (pour les étapes de l’examen de la Cour, v. Rép. pén., v. Convention européenne des droits de l’homme : jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière pénale, n° 685).
C’est ainsi qu’après avoir retenu l’applicabilité de l’article 10 à la situation en cause, la chambre criminelle s’emploie à vérifier la conventionnalité de l’atteinte causée par l’interdiction au droit du mis en examen à la liberté d’expression. Ce qui s’avère assez aisé.
Tout d’abord, l’article 138 du Code de procédure pénale prévoit bien au titre des mesures du contrôle judiciaire l’obligation de « ne pas se livrer à certaines activités de nature professionnelle ou sociale […] lorsque l'infraction a été commise dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ces activités et lorsqu'il est à redouter qu'une nouvelle infraction soit commise » (12°) ainsi que celle de « ne pas exercer une activité impliquant un contact habituel avec des mineurs lorsqu'il est à redouter qu'une nouvelle infraction soit commise » (12° bis), de sorte que l’ingérence est bien prévue par la loi. Ensuite, elle vise au moins deux des objectifs prévus à l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sûreté publique et la défense de l’ordre, de sorte qu’elle poursuit bien un but légitime. Enfin, elle est proportionnée parce qu’elle est à la fois temporaire et révocable à tout moment par le juge (soit d’office soit sur demande de l’intéressé, en application de l’article 140 du Code de procédure pénale), « qu’elle est prononcée à titre de mesure de sûreté et ne porte que sur certaines modalités d'exercice de son activité artistique » (à savoir les « seules » manifestations et représentations publiques lui étant interdites ; § 11). Le moyen tiré de l’atteinte disproportionnée à la liberté d’expression n’est donc pas fondé et conduit au rejet du pourvoi.
La procédure pénale, dont tout le cheminement doit permettre de transformer de simples soupçons en certitude sur la culpabilité, met nécessairement à mal les droits et libertés. C’est pour cela que l’article préliminaire du Code de procédure pénale énonce des principes directeurs, dont la plupart sont « repris » de la jurisprudence constitutionnelle et/ou européenne, et qui concernant pour partie les droits fondamentaux de la personne suspectée ou poursuivie. C’est ainsi que le texte prévoit que « Les mesures de contraintes dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire », qu’elles « doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées à la gravité de l'infraction reprochée et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne » (C. pr. pén., art. prélim., III, al. 4). Le texte prévoit également qu’« Au cours de la procédure pénale, les mesures portant atteinte à la vie privée d’une personne ne peuvent être prises, sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire, que si elles sont, au regard des circonstances de l'espèce, nécessaires à la manifestation de la vérité et proportionnées à la gravité de l'infraction » (C. pr. pén., art. prélim., III, al. 6).
Les mêmes conditions tenant à la nécessité et à la proportionnalité doivent assurément être réunies s’agissant des éventuelles atteintes aux (autres) droits fondamentaux de la personne suspectée ou poursuivie. C’est le sens de la présente solution, qui permet de compléter la jurisprudence relative à la conventionnalité du contrôle judiciaire (dont on rappellera qu’il ne peut concerner que la personne mise examen qui encourt une peine d'emprisonnement correctionnel ou une peine plus grave ; sur les conditions tenant à la décision de placement, v. Rép. pén., v. Contrôle judiciaire, n° 14 s.). La chambre criminelle s’était déjà prononcée sur la conformité de cette mesure aux articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et 6 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Sa compatibilité avec certains droits substantiels – et non plus procéduraux – avait même été interrogée, notamment sur le terrain de l’article 9 qui garantit la liberté de pensée (Crim. 11 avr. 1991, pour l’interdiction de quitter le territoire national et de fréquenter un lieu de culte, le moyen étant également fondé sur la violation de l’article 2 du Protocole additionnel n° 4 à la Convention). L’interdiction d’exercer une profession pouvant assortir le contrôle judiciaire avait déjà été questionnée au regard des articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention, mais la Cour de cassation n’avait relevé aucune inconventionnalité, soulignant déjà qu’« une telle restriction […] n'est que temporaire et prononcée à titre de mesure de sûreté » (Crim. 25 juill. 1995).
Références :
■ CEDH 24 mai 1988, Müller et autres c/ Suisse, req. n° 10737/84
■ CEDH 22 nov. 2016, Kaos c/ Turquie, req. n° 4982/07 : Légipresse 2016. 648 et les obs.
■ Crim. 11 avr. 1991, n° 91-80.414 P : Bull. crim. n° 176.
■ Crim. 25 juill. 1995, n° 95-82.713 P : Bull. crim. n° 259 ; RSC 1996. 137, obs. J.-P. Dintilhac.
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