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[ 11 janvier 2024 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Covid et restriction des manifestations

La requête contestant une éventuelle restriction à la liberté de réunion et d’association (Conv. EDH, art. 11) est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours (Conv. EDH, art. 35), lorsque la requérante a renoncé à poursuivre la procédure d’autorisation sans avoir préalablement reçu de décision formelle pouvant être contestée auprès des juridictions nationales. Un tel comportement a pour effet de la priver de ses chances de saisir les autorités judiciaires et de dénoncer une violation de la Convention.

CEDH gd. ch., 27 nov. 2023, Communauté genevoise d’action syndicale c/ Suisse, n° 21881/20

L’affaire concerne les mesures adoptées afin de lutter contre la pandémie covid-19 en Suisse. En 2020 le Conseil fédéral a déclaré l’état de « situation extraordinaire » et a progressivement restreint les manifestations et rassemblements entre le 20 février et le 20 juin 2020. Entre le 20 mars et le 29 avril, tout rassemblement de plus de cinq personnes dans l’espace public était interdit. Toute infraction était passible d’une peine privative de liberté de trois ans, ou d’une sanction pécuniaire (pt. 24).

La requérante est une association ayant pour but statutaire de défendre les droits et intérêts des travailleurs dans le domaine des libertés syndicales et démocratiques. Elle a déposé une demande afin d’organiser un rassemblement de 20 personnes. Après avoir été informée par voie téléphonique que l’autorisation serait refusée, l’association renonce à organiser le rassemblement par courriel adressé aux autorités compétentes. Elle saisit toutefois la Cour européenne des droits de l’homme affirmant que ces interdictions ont porté atteinte à ses droits protégés au titre de l’article 11 de la Convention (liberté de réunion et d’association).

L’affaire est d’abord examinée en chambre, la Cour de Strasbourg conclut à la violation de la liberté de réunion et d’association (CEDH 15 mars 2022, Communauté genevoise d’action syndicale c/ Suisse, n° 21881/20). À la requête du gouvernement suisse, l’affaire est renvoyée devant la Grande Chambre en vertu de la procédure prévue à l’article 43 Conv. EDH. Notons que deux difficultés sont soulevées sous l’angle de la recevabilité.

 Qualité de victime de l’association. En vertu de l’article 34 Conv. EDH, la Cour peut être saisi par toute personne qui se prétend victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention. Cet article « ne reconnaît pas l’actio popularis, ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention » (pt. 106 ; v. CEDH gd. ch., Valentin Campeanu c/ Roumanie n° 47848/08). Le requérant doit, pour se prétendre victime, produire des « indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement » (pt. 108).

La Cour relève que l’association requérante a « délibérément décidé de renoncer à poursuivre la procédure d’autorisation », avant de recevoir une décision formelle de la part de l’autorité administrative compétente. Ce comportement a privé le requérant de la qualité de victime directe au sens de l’article 34 (pt. 125). Concernant la possibilité d’une sanction pénale, la Cour européenne relève que la responsabilité pénale d’une association de droit privé sans but lucratif ne peut être engagée, seules les personnes physiques membres ou les représentants auraient pu être sanctionnés (pt. 112). De surcroît, rien ne permet de considérer que le seul fait d’entreprendre des démarches administratives visant à l’organisation de manifestations publiques aurait été sanctionné (pt. 124). En effet, des dérogations à l’interdiction ont été accordées à la suite de demandes (pt. 119).

 Épuisement des voies de recours. L’article 35 §1 de la Conv. EDH dispose que la Cour ne peut être saisie qu’après épuisement des voies de recours internes. La CEDH rappelle que son rôle est subsidiaire : il incombe d’abord aux États membres de garantir le droit et respect des droits et libertés prévus par la Convention. Les autorités nationales, ayant une connaissance directe de sa société, des besoins et contextes locaux, seraient en principe mieux placées pour déterminer ce qui est d’utilité publique que le juge international (pt. 160).

La Grande Chambre souligne que le contexte des restrictions était « inédit et hautement sensible » (pt. 163). Il était ainsi important que les autorités nationales puissent mettre en balance les différents droits et intérêts en cause, afin d’examiner la nécessité et la proportionnalité de la mesure litigieuse (pt. 161 et s.). Or, en renonçant à poursuivre la procédure d’autorisation avant de recevoir une décision formelle, « le comportement de la requérante (…) a eu pour effet de la priver de la chance de saisir les autorités judiciaires et de se plaindre au niveau national de la violation de la Convention. » (pt. 125). L’association n’ayant fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle dans le mécanisme de sauvegarde des droits prévus par la Convention, le non-épuisement des voies de recours internes est constaté (pt. 164).

La Grande Chambre conclut que la requête est irrecevable à douze voix contre cinq.

 Opinion dissidente et arrêt de chambreContrairement à la pratique française, la Cour européenne des droits de l’homme admet l’opinion séparée. Il s’agit d’une opinion alternative, rédigée par un ou plusieurs juges, annexée à l’arrêt. Elle peut être concordante, c’est-à-dire rejoindre la solution de l’arrêt ; ou dissidente et proposer une solution différente. En l’espèce une opinion dissidente des cinq juges ayant voté contre l’arrêt est jointe. Celle-ci permet d’avoir un aperçu du fonctionnement et des débats internes de la Cour.

Les juges dissidents considèrent, contrairement à la majorité, que la requête était recevable. L’association serait victime car elle aurait été « obligée de changer de comportement sous peine de poursuites ou de sanctions » et « fait partie d’une catégorie de personnes subissant (…) directement les effets de la législation » (pts. 5 et 6 de l’opinion dissidente). L’association n’aurait également pas bénéficié, au regard de la jurisprudence interne, d’un recours effectif (pt. 7).

Sur le fond, les juges dissidents rejoignent la position de l’arrêt de chambre du 15 mars 2022, qui a considéré que la restriction était une « mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux » (Communauté genevoise d’action syndicale c/ Suisse, préc., pt. 85) et que « les tribunaux internes n’ont pas procédé à un contrôle effectif des mesures litigieuses pendant la période pertinente » (même arrêt, pt. 91). L’opinion dissidente défend donc la violation de l’article 11 de la Convention.

Références :

 CEDH 15 mars 2022, Communauté genevoise d’action syndicale c/ Suisse, n° 21881/20 AJDA 2022. 555 ; ibid. 1892, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2022. 1130, note M. Afroukh et J.-P. Marguénaud ; JA 2023, n° 683, p. 33, étude X. Delpech.

■ CEDH gd. ch., 17 juill. 2014, Valentin Campeanu c/ Roumanie, n° 47848/08 AJDA 2014. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen.

 

Auteur :Egehan Nalbant


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