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[ 3 mars 2021 ] Imprimer

Droit du travail - relations collectives

Criez, sifflez au cours d’une grève… mais pas dans l’entreprise !

La liberté de circulation des représentants du personnel et des représentants syndicaux au sein de l’entreprise est un principe d’ordre public qui s’exerce de la même manière en cas de grève. L’employeur peut restreindre cette liberté en cas d’abus. Tel est le cas lorsque les cris, l’usage de sifflets ou de mégaphone apporte une gêne anormale à la clientèle…

Soc. 10 février 2021, n° 19-14.021

Au sein d’un hôtel de luxe parisien, le nettoyage des chambres est confié à un prestataire extérieur. Les salariés affectés à ces tâches déclenchent une grève. Comme souvent, les salariés ne se bornent pas à cesser le travail en restant chez eux. Représentants du personnel et syndicaux organisent des réunions d’information dans les lieux de restauration de l’hôtel, distribuent des tracts aux clients, interpellent les non-grévistes à l’aide de sifflet ou de mégaphone, font du bruit dans les étages et vont jusqu’à pénétrer de force dans une chambre occupée. « L’employeur » décide tout d’abord d’interdire aux salariés concernés l’accès à l’hôtel puis ensuite conditionne l’entrée au respect de règles strictes. Deux syndicats et quelques salariés saisissent le juge judiciaire invoquant l’entrave à la liberté de la grève et demandent au juge d’ordonner sous astreinte au propriétaire de l’hôtel de laisser circuler librement les représentants des salariés au sein de l’établissement. Non seulement la cour d’appel les déboute de leur prétention en approuvant les restrictions apportées par l’employeur mais elle ordonne aux salariés concernés de cesser tout agissement d’entraves à la liberté du travail des salariés non-grévistes et leur interdit d’utiliser des instruments sonores sur la voie publique dans un rayon de 200 mètres autour de l’hôtel. 

Les moyens d’action employés par les représentants du personnel étaient ainsi au cœur de l’affaire. Pouvaient-ils prétendre utiliser leur liberté de circulation pour appuyer la grève ? La Cour de cassation rejette le pourvoi des syndicats contestant la légitimité des restrictions au sein de l’hôtel mais casse la décision apportant des restrictions à l’accès à la voie publique. 

Concernant la liberté de circulation au sein des locaux de travail, la Cour de cassation rappelle que le Code du travail la reconnait tant aux représentants du personnel qu’aux représentants syndicaux durant les heures de délégation ou en dehors de leurs heures habituelles de travail. Ils peuvent ainsi prendre tous contacts nécessaires à l’accomplissement de leur mission, notamment auprès d’un salarié à son poste de travail, sous réserve de ne pas apporter de gêne importante à l’accomplissement du travail des salariés (C. trav., art. L. 2143-20). 

La Cour ajoute dans un chapeau intérieur que cette liberté de circulation « est un principe d’ordre public qui ne peut donner lieu à restrictions qu’au regard d’impératifs de santé, d’hygiène ou de sécurité, ou en cas d’abus ». Elle réitère ainsi des solutions précédentes concernant la capacité de l’employeur de fixer des règles à l’exercice de cette liberté. On savait déjà que des impératifs de sécurité pouvaient justifier des restrictions dans la mesure où elles restaient proportionnées (Soc. 26 févr. 2020, n° 18-24.758 ; Soc. 9 oct. 2019, n° 18-13.914). La Cour de cassation ajoute ici l’hypothèse de l’abus. Lorsque la liberté de circulation des représentants du personnel apporte « une gêne anormale au travail des salariés et à la clientèle », l’employeur peut réagir sans avoir à obtenir l’aval d’un juge. Il appartiendra donc aux salariés de contester par la voie judiciaire le choix des restrictions en faisant valoir soit que la réponse patronale n’est pas justifiée faute d’abus, soit qu’elle est disproportionnée au regard de l’abus constaté. 

En l’espèce, la Cour de cassation, opérant un contrôle léger, approuve la Cour d’appel d’avoir validé les mesures patronales. Toutefois, sur la reconnaissance de l’abus, la Cour de cassation prend soin d’affirmer que la liberté de circulation des représentants du personnel « s’exerce de la même manière en cas de grève ». Les hauts magistrats font donc le choix d’ignorer complètement le mouvement de grève pour apprécier l’abus dans l’usage de cette liberté. 

Pourtant, dans d’autres hypothèses, le contexte conflictuel de la situation joue pour apprécier l’existence d’un abus (ex : abus de la liberté d’expression : Soc. 19 mai 2016, n° 15-12.311). Par ailleurs, aucun élément n’est mis en exergue pour expliquer pourquoi les mesures sont proportionnées. Or ici l’employeur avait dans un premier temps pris une mesure radicale - l’interdiction de toute entrée dans les locaux - supprimant par conséquent toute liberté de circulation… Ce n’est qu’ensuite qu’il avait fixé des règles strictes : entrée sans sifflet, ni mégaphone, ni chasubles, suivi à distance par un membre de la sécurité, interdiction d’entrée dans les chambres. L’arrêt mentionne bien les éléments factuels révélant d’une part l’abus (en particulier le bruit), d’autre part la réponse apportée à cet abus. Mais pour apprécier la proportionnalité entre l’un et l’autre, fallait-il tenir compte du caractère de l’établissement : un hôtel de luxe ? Fallait-il tenir compte du fait que l’auteur de la réaction était le propriétaire des locaux et non l’employeur des salariés (on ne comprend d’ailleurs pas vraiment la référence faite dans l’arrêt à l’employeur puisque les mesures restrictives semblent émaner du propriétaire de l’hôtel et non de l’employeur des salariés mis à disposition) ? Il est regrettable que le processus argumentatif validant des restrictions à « un principe d’ordre public » ne soit pas clairement énoncé.

En revanche, concernant les restrictions apportées au salarié sur la voie publique, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel. Les juges du fond avaient estimé que les grévistes faisaient une utilisation abusive de matériels sonores, apportant une gêne aux clients de l’hôtel. Aussi, ils avaient accueilli la demande de « l’employeur » tendant à interdire aux salariés grévistes d’utiliser des sifflets ou mégaphone et autorisait à défaut, à faire appel à la force publique. Après avoir fait taire les mégaphones au sein du luxueux hôtel, les juges du fond exigeaient le retour au calme rue de la paix ! La Cour de cassation censure ce choix au nom du principe de séparation des pouvoirs. Le juge judiciaire n’a pas compétence pour faire respecter l’ordre sur la voie publique et prévoir à ce titre des mesures d’interdiction, encore moins d’autoriser le recours à la force publique pour les faire respecter. Ainsi, l’employeur peut faire régner le silence dans son établissement, sous le contrôle du juge judiciaire, mais à l’extérieur, il doit saisir le juge administratif.

 

Auteur :Chantal Mathieu


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