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Droit pénal général
De la spécialité à la spécificité de la personne morale en droit pénal : in memoriam de F. Stasiak
Si la question de la mise en place d’une responsabilité pénale de la personne morale a pu poser de nombreux problèmes au siècle précédent, elle n’est plus discutée aujourd’hui. Pendant longtemps, la responsabilité pénale des personnes morales n’était pas admise au motif qu’il s’agissait de fictions juridiques, sans volonté propre. Cependant, les évolutions de la société ont conduit à abandonner cette conception restrictive de la personne morale pour aboutir à une reconnaissance de la responsabilité pénale de la personne morale dans le code pénal de 1994.
Dès lors que la décision de consacrer la responsabilité pénale des personnes morales fut prise, il restait à faire un choix. En effet, le législateur pouvait soit décider de retenir une responsabilité pénale des personnes morales pour toutes les infractions dès lors que le juge justifiait de l’imputabilité à ladite personne soit, à l’inverse, il pouvait être fait le choix de ne prévoir une responsabilité pénale des personnes morales que pour certaines infractions prévues par la loi ou le règlement. C’est cette dernière option que retint le législateur.
De ce choix de ne pas « unifier le régime de la responsabilité pénale des personnes physiques et celui des personnes morales » (C. Mascala, « L'élargissement de la responsabilité pénale des personnes morales : la fin du principe de spécialité », BJS janv. 2006. 5), la doctrine en a tiré la notion de principe de spécialité. Ce particularisme de la personne morale en droit pénal a intéressé de nombreux chercheurs et notamment le Professeur Stasiak pour lequel cette étude revêtait une importance capitale. Il ne pouvait lui être rendu plus bel hommage de notre part, ses étudiants du Master 2 – Prévention du risque pénal économique et financier, que de s’intéresser à ce particularisme qu’il eut à cœur de nous partager avec la passion qui l’habitait lors des séminaires qu’il dispensait. Comme la locution latine Verba volant, scripta manent le commande, il était important de prendre à notre tour la plume sur ce sujet qui lui était cher.
Afin d’étudier la responsabilité de la personne morale il faut rappeler que si aujourd’hui, le principe de spécialité a été abandonné, le particularisme de la personne morale subsiste et nous invite à nous interroger sur la naissance d’une véritable spécificité de la personne morale.
■ De l’extinction de la spécialité de la personne morale
Le principe de spécialité tire son nom du fait de la singularité que représentait le cas de la personne morale par rapport aux personnes physiques. Cette spécialité se justifiait à l’origine, aisément. Depuis le code pénal de 1810, seules les personnes physiques étaient responsables pénalement. Le revirement opéré par le nouveau code pénal apparut alors significatif et le choix d’une limite quant aux infractions à l’encontre desquelles il était possible de retenir la responsabilité pénale des personnes morales permit tout d’abord de ne pas passer d’une irresponsabilité à une responsabilité pénale totale. L’objectif était également de présenter cette réforme comme une avancée qui se voulait logique. Dès lors, une responsabilité pénale générale des personnes morales pouvait apparaître non nécessaire dans certaines hypothèses. En effet, il pouvait paraître surprenant de donner au juge la possibilité d’imputer une exhibition sexuelle ou un viol à une personne morale.
Néanmoins, si ce principe fut posé par le code de 1994, il ne perdura qu’une décennie puisque la loi dite « Perben II » du 9 mars 2004 décida de son abandon. Tout d’abord, la raison qui avait justifié la mise en place de ce principe de spécialité ne représentait pas un obstacle à son abolition. Si, in abstracto, le droit pénal permet en effet de retenir certains cas qui peuvent apparaître invraisemblables comme le délit d’exhibition sexuelle commise par une personne morale, les conditions de mise en œuvre de cette responsabilité pénale à savoir le fait que l’infraction doit être commise par un organe ou un représentant et surtout au nom de la personne morale, limitent grandement ces possibilités in concreto. De plus, l’un des problèmes qui se posa fut celui de l’inflation législative. En effet, la création exponentielle d’infractions mis le législateur en difficulté du fait d’incohérences qui furent rapidement relevées. Dans certaines situations, rien ne justifiait que la loi pénale ne soit pas applicable à une personne morale et cette absence semblait davantage relever de la négligence que de la volonté du législateur. Enfin, le principe de spécialité pouvait conduire à une stratégie pénale afin de retenir ou non la responsabilité pénale de la personne morale. Ainsi, si la publication de comptes infidèles ne pouvait être susceptible d’engager la responsabilité pénale des personnes morales, le délit de faux pouvait l’être. Le délit spécifique pouvait donc être mis de côté au profit d’une qualification plus générale afin de retenir la responsabilité pénale de la personne morale, entraînant une certaine insécurité.
Ces éléments ont conduit le législateur à abandonner le principe de spécialité, et à consacrer une égalité de traitement entre les personnes physiques et les personnes morales, sauf dans de rares exceptions. Néanmoins, si la spécialité de la personne morale n’est plus, cette dernière semble devoir être remplacée par un véritable principe de spécificité de la personne morale.
■ À la naissance de la spécificité de la personne morale
Si le principe de spécialité a bien été abandonné par le législateur, la différence naturelle qui distingue personne morale et personne physique l’a contraint, malgré lui, à opérer des distinctions dans les différents champs du droit criminel. Ces exceptions se retrouvent alors tant dans le droit de la peine, que dans la procédure pénale ou encore au sein du droit pénal général.
À ce titre, il est évident que le droit de la peine ne pouvait être hermétique à la nature particulière du sujet auquel il s’applique. De ce fait, le droit de la peine s’est toujours adapté à la personne morale. Laissant nécessairement de côté les peines privatives de liberté, le législateur a tout d’abord opté pour des sanctions autres, telles que la dissolution ou l’exclusion des marchés publics (C. pén., art. 131-39). Le temps passant, le droit de la peine s’est spécialisé sous certaines formes pour les personnes morales, allant jusqu’à prévoir une peine imposant la mise en place d’un programme de conformité afin de prévenir certaines infractions portant atteinte à la probité (C. pén., art. 131-39-2).
Par la suite, le législateur est intervenu par la loi dite « Sapin II » du 9 décembre 2016 pour doter le ministère public d’une alternative aux poursuites que ce dernier ne peut proposer qu’aux personnes morales : la convention judiciaire d’intérêt public (C. pr. pén., art. 41-1-2). Par cette procédure, étaient encouragées la dénonciation et la coopération des personnes morales lorsque certaines infractions d’affaires étaient commises en leur sein. Cette procédure reflète à elle seule cette nouvelle forme du principe de spécialité en ce qu’elle traduit une forme d’inégalité de traitement entre personne physique et personne morale au sein d’une même enquête. En effet, là où les personnes morales pourront bénéficier d’une alternative aux poursuites, les personnes physiques, quant à elles, auront de plus grandes chances d’être poursuivies et ne pourront à coup sûr échapper à leur responsabilité pénale alors même que les infractions retenues peuvent être identiques.
Bien que ces évolutions aient eu lieu sous l’impulsion du législateur, ce dernier n’est pas le seul à avoir contribué à créer une spécificité de la personne morale en droit pénal. L’autorité judiciaire a pu y contribuer par son pouvoir d’interprétation. Sur ce point, il apparaît inévitable de mentionner le revirement de jurisprudence concernant la responsabilité pénale de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée (Crim. 25 nov. 2020, n° 18-86.955). Si le droit pénal connaît un principe de responsabilité pénale du fait personnel, la jurisprudence est venue créer une exception directe concernant les personnes morales dans les cas de fusion-absorption. En effet, depuis ce revirement, une société peut être déclarée pénalement responsable pour une infraction commise par la société absorbée, avant toute opération de fusion. Plus qu’un transfert de la peine, il s’agit bien ici d’une responsabilité pénale du fait d’autrui. Dans un autre registre, le juge de l’Union européenne a également eu un rôle à jouer dans cette réinvention du principe de spécialité puisque, par sa jurisprudence, il est venu opérer une différence entre le droit au silence des personnes physiques et celui des personnes morales sans qu’aucune explication logique ne vienne justifier la distinction opérée (CJUE. 2 févr. 2021, DB c/ Consob, aff. n° C-481/19).
Le principe de spécialité, tel qu’entendu de façon classique par la doctrine, n’est donc plus et rien ne semble justifier son retour. Cependant, les particularités intrinsèques à la personne morale conduisent à démontrer que la spécialité s’est éclipsée au profit de la spécificité. Ce particularisme a pu permettre de justifier une spécificité en droit de la peine ou en matière d’alternatives aux poursuites. Néanmoins, depuis peu, la spécificité de la personne morale conduit à bouleverser les principes fondamentaux selon le sujet auquel ils s’appliquent. Or, si la spécificité de la personne morale se justifie de prime abord par la volonté d’apporter une réponse pénale adaptée à un contentieux complexe en pleine évolution, cela ne doit pas se faire à l’encontre des principes cardinaux du droit pénal auxquels le Professeur Stasiak était particulièrement attaché. Cet attachement est également le nôtre et nous le lui devons.
Références :
■ Crim. 25 nov. 2020, n° 18-86.955 P : JCP. E, 14 janv. 2021. 1006 obs. F. Stasiak ; D. actu. 10 déc. 2020, obs. J. Gallois ; Dalloz actualité étudiant, 18 déc. 2020, obs. C. Lacroix ; D. 2021. 167, note G. Beaussonie ; ibid. 161, avis R. Salomon ; ibid. 379, chron. M. Fouquet, A.-L. Méano, A.-S. de Lamarzelle, C. Carbonaro et L. Ascensi ; ibid. 477, chron. F. Dournaux ; ibid. 2109, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2020. 576, note D. Apelbaum et A. Battaglia ; Rev. sociétés 2021. 79, étude B. Bouloc ; ibid. 115, note H. Matsopoulou ; RSC 2021. 69, obs. P. Beauvais ; ibid. 525, obs. D. Zerouki-Cottin ; RTD civ. 2021. 133, obs. H. Barbier ; RTD com. 2020. 961, obs. L. Saenko ; ibid. 2021. 142, obs. A. Lecourt.
■ CJUE. 2 févr. 2021, DB c/ Consob, aff. n° C-481/19 : D. 2021. 285 ; ibid. 295, point de vue A. Kirry et A. Bisch ; ibid. 1890, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; AJ pénal 2021. 213, obs. M. Lassalle ; RSC 2021. 397, obs. F. Stasiak.
■ F. Stasiak, « La privatisation de la lutte contre la corruption », Dr. pén. 2019. 23
■ J.-C. Planque, « Plaidoyer pour une suppression réfléchie de la spécialité de la responsabilité pénale des personnes morales », LPA 7 janv. 2004. 3
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