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[ 13 octobre 2022 ] Imprimer

Procédure pénale

Défaut de notification du droit de se taire et défaut du droit à l’assistance d’un avocat en audition libre : sanction de la CEDH

La France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) pour violation du droit au procès équitable et des droits de la défense (Conv. EDH, art. 6 § 1 et 3) pour le défaut de notification du droit au silence et le défaut du droit à l’assistance d’un avocat en audition libre.

CEDH 20 sept. 2022, Merahi et Delahaye c/ France, n° 38288/15

■ Faits et procédure

Le 14 mai 2011, Monsieur Merahi est auditionné librement par la gendarmerie nationale, convoqué dans le cadre d’une enquête préliminaire concernant l’incendie d’un bus. Après avoir été informé des faits reprochés, il les reconnaît et dénonce Monsieur Delahaye comme étant son coauteur. Tous deux sont condamnés en appel, après une relaxe en première instance. Le pourvoi en cassation de M. Merahi est rejeté.

Il forme donc une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme, en alléguant une violation de l’article 6 § 1 et 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Conv. EDH). En effet, à la date de son audition, l’audition libre du suspect n’était pas encadrée : elle ne l’a été qu’avec la loi no 2011-392 du 14 avril 2011 (C. pr. pén., art. 62), afin d’être en conformité avec la jurisprudence de la CEDH (CEDH 27 nov. 2008, Salduz c/ Turquie, no 36391/02). Ainsi, il prétend avoir été condamné sur le fondement de ses aveux, recueillis lors d’une audition libre à l’occasion de laquelle il ne s’est pas vu notifier le droit de garder le silence et n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat.

La Cour conclut à une violation de l’article 6 § 1 et 3, considérant que la procédure avait été inéquitable.

■ Contrôle de la Cour européenne des droits de l’Homme

L’article 6 de la Conv. EDH consacre le droit à un procès équitable (art. 6 § 1), et garantit notamment à tout accusé en matière pénale le droit de garder le silence (CEDH 25 févr. 1993, Funke c/ France, no 10828/84, § 44 ; CEDH 29 juin 2007, O’Halloran et Francis c/ Royaume-Uni, no 15809/02, § 45) et le droit à l’assistance immédiate par un avocat (art. 6 § 3, c). Sur ce fondement, la Cour a développé une jurisprudence riche et abondante afin de déterminer si la procédure était, dans son ensemble, équitable ou non.

Elle procède à un examen en deux étapes : dans un premier temps elle vérifie l’existence ou non de raisons impérieuses de restreindre les droits de l’accusé. Ces « raisons impérieuses » sont appréciées strictement et doivent être démontrées par le Gouvernement de l’État en cause : il s’agit de l’existence d’un besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique (CEDH 13 sept. 2016, Ibrahim et autres c/ Royaume-Uni, nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40251/09, § 259). Dans un second temps, elle apprécie l’équité de la procédure dans son ensemble (CEDH 11 juill. 2019, Bloise c/ France, no 30828/13, § 45 à 49 ; CEDH 28 avr. 2022, Dubois c/ France, no 52833/19, § 64 à 68).

Dans le cas d’espèce, M. Merahi s’est vu être informé des faits reprochés mais le droit de quitter les lieux ne lui avait pas été notifié, de sorte qu’il revêtait la qualité « d’accusé » pouvant bénéficier de la protection de l’article 6, et qu’il était placé dans une situation analogue à la garde à vue, sans notification de ses droits (§ 68). Il en découle que M. Merahi se trouvait dans une situation de vulnérabilité, il s’est auto-incriminé, faute d’avoir été informé de son droit de se taire, et n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat (§§ 76 et 77). Même s’il a pu bénéficier de l’assistance d’un avocat ultérieurement (au stade de la garde à vue puis du jugement) et qu’il a pu être entendu par la juridiction de jugement, la cour d’appel a fondé sa décision de condamnation sur ses aveux (§§ 80 à 87).

La Cour déduit de la conjonction de ces différents éléments que les lacunes de l’audition libre n’ont pu être compensées ultérieurement, la procédure ayant été inéquitable, il a violation de l’article 6 § 1 et 3 de la Convention.

■ Rappels sur les deux régimes d’audition libre

L’audition libre est une mesure d’enquête qui peut être prise à l’égard d’une personne non-suspecte (C. pr. pén., art. 62) ou suspecte (C. pr. pén., art. 61-1, al. 1er).

Dans le premier cas, la personne est entendue par les enquêteurs sans faire l’objet d’une mesure de contrainte (art. 62, al. 1er), toutefois « si les nécessités de l’enquête le justifient », la personne peut être retenue sous contrainte le temps strictement nécessaire à son audition, pour une durée maximale de 4 heures (art. 62, al. 2). Cette dernière disposition, au regard des garanties procédurales mises en place a été déclarée conforme à la Constitution (Cons. const., 18 nov. 2011, nos 2011-191/194/195/196/197 QPC).

Dans le second cas, la personne contre laquelle existent des soupçons de commission d’une infraction ne peut être entendue qu’après avoir été informée de son droit d’être informée de la qualification, de la date et du lieu des faits, de son droit de quitter les lieux, d’être assistée par un interprète, de son droit au silence, de bénéficier de conseils juridiques ou d’être assistée par un avocat lorsque l’infraction visée est un crime ou un délit puni d’au moins un an d’emprisonnement (C. pr. pén., art. 61-1). Ces obligations paraissent logiques dans la mesure où ici, la personne est « accusée » au sens de la CEDH, et doit donc bénéficier des garanties prévues par l’article 6 de la Conv. EDH (CEDH 12 mai 2017, Simeonovi c/ Bulgarie, no 21980/04, § 110 et 111 ; CEDH 28 avr. 2022, Dubois c/ France, préc., § 64 à 68).

■ Distinction avec la garde à vue

La garde à vue est une mesure coercitive décidée par un officier de police judiciaire prise à l’égard d’une personne « à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement » (C. pr. pén., art. 62-2, al. 1er). De plus, la mesure de garde à vue ne peut être motivée que par l’un des six objectifs limitativement énumérés par l’article 62-2 du Code de procédure pénale.

Pour l’audition libre d’un suspect, un degré équivalent de soupçons est exigé puisque sont exigées des raisons plausibles de soupçonner que la personne a commis une infraction. Toutefois, la qualification de l’infraction est indifférente et aucun objectif précis n’a à être visé, les exigences sont donc moindres (si ce n’est la recherche de la vérité. – C. pr. pén., art. 61-1).

Si la contrainte ne s’impose pas à l’égard d’un suspect, c’est le régime de l’audition libre et non celui de la garde à vue qui doit s’appliquer.

■ Passage d’un régime juridique d’audition à un autre

Un basculement de l’audition libre de l’article 62 du Code de procédure pénale vers l’audition libre du suspect (art. 61-1) voire la garde à vue (art. 62-2) est possible.

S’il apparaît des raisons plausibles de soupçonner que la personne a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement d’au moins un an, celle-ci ne peut être maintenue sous contrainte que sous le régime de la garde à vue (C. pr. pén., art. 62, al. 4 et art. 63-1). Dans les autres cas, le régime de l’article 61-1 (audition libre du suspect) est applicable, ce qui implique une notification sans délai des informations visées aux 1° à 6° de cet article, sauf si le placement en garde à vue est exigé par les nécessités de l’article 62-2 précité (C. pr. pén., art. 62 al. 3).

Références :

■ CEDH 27 nov. 2008, Salduz c/ Turquie, no 36391/02 : AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss.

■ CEDH 25 févr. 1993, Funke c/ France, no 10828/84  AJDA 1993. 483, chron. J.-F. Flauss ; D. 1993. 457, note J. Pannier ; ibid. 387, obs. J.-F. Renucci ; RFDA 1994. 1182, chron. C. Giakoumopoulos, M. Keller, H. Labayle et F. Sudre ; RSC 1993. 581, obs. L.-E. Pettiti ; ibid. 1994. 362, obs. R. Koering-Joulin ; ibid. 537, obs. D. Viriot-Barrial.

■ CEDH 29 juin 2007, O’Halloran et Francis c/ Royaume-Uni, no 15809/02 Rev. UE 2015. 353, étude M. Mezaguer.

■ CEDH 13 sept. 2016, Ibrahim et autres c/ Royaume-Uni, nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40251/09  D. 2016. 1862, obs. C. de presse ; RSC 2017. 130, obs. J.-P. Marguénaud.

■ CEDH 11 juill. 2019, Bloise c/ France, no 30828/13

■ CEDH 28 avr. 2022, Dubois c/ France, no 52833/19 D. 2022. 1487, obs. J.-B. Perrier ; AJ pénal 2022. 319.

■ Cons. const., 18 nov. 2011, nos 2011-191/194/195/196/197 D. 2011. 3034, note H. Matsopoulou ; ibid. 3005, point de vue E. Vergès ; ibid. 2012. 1638, obs. V. Bernaud et N. Jacquinot ; AJ pénal 2012. 102, obs. J.-B. Perrier ; RSC 2012. 185, obs. J. Danet ; ibid. 217, obs. B. de Lamy.

■ CEDH 12 mai 2017, Simeonovi c/ Bulgarie, no 21980/04

 

Auteur :Ophélia Yove


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