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[ 22 juin 2021 ] Imprimer

Droit des obligations

Délais de forclusion et de prescription : principe et enjeux de la distinction

Le délai de dix ans dont bénéficie le maître d’ouvrage pour agir contre le constructeur sur le fondement de l’article 1792-4-3 du Code civil est un délai de forclusion qui n’est pas, sauf dispositions contraires, régi par les dispositions concernant la prescription, en sorte que la reconnaissance de responsabilité par le constructeur ne peut avoir pour effet d’interrompre le cours de ce délai.

Civ. 3ème, 10 juin 2021, n° 20-16.837

Important, l’arrêt rapporté vient clarifier la nature du délai décennal de l’action en responsabilité contractuelle exercée par le maître d’ouvrage à l’encontre des constructeurs ou de leurs sous-traitants (C. civ., art. 1792-4-3).

En l’espèce, des maîtres d’ouvrage avaient confiés des travaux de réfection d’une terrasse à un constructeur. Se plaignant de désordres, ils avaient obtenu de leur cocontractant son accord pour réaliser des travaux de réparation. Un protocole d’accord, s’analysant comme une reconnaissance de responsabilité (Civ. 3ème, 21 nov. 2000, n° 99-13.131), avait été conclu. La persistance des désordres avait toutefois conduit les maîtres d’ouvrage à assigner le constructeur en indemnisation, lequel avait appelé en garantie son assureur. Ils avaient obtenu gain de cause en appel, la cour d’appel ayant condamné in solidum le constructeur et son assureur en indemnisation. Devant la Cour de cassation, ce dernier soutenait que le délai décennal pour agir contre les constructeurs sur le fondement de l’article 1792-4 -3 du Code civil est un délai de forclusion, lequel n’est pas, en principe, régi par les dispositions concernant la prescription. Aussi bien, selon le demandeur au pourvoi, si la reconnaissance de responsabilité par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription, elle n’interrompt pas le délai de forclusion en sorte qu’en ayant fait produire à la reconnaissance de responsabilité un effet interruptif du délai décennal de l’action en responsabilité contre les constructeurs pour les dommages intermédiaires, la cour d’appel a ainsi appliqué à un délai de forclusion une règle concernant les seuls délais de prescription.

Au visa des articles 1792-4-3, 2220 et 2240 du Code civil, la Haute juridiction censure la décision des juges du fond. 

Elle juge que le délai de dix ans pour agir contre les constructeurs sur le fondement de l’article 1792-4-3 du Code civil est un délai de forclusion qui n’est pas, sauf dispositions contraires, régi par les dispositions relatives à la prescription (C. civ., art. 2220), en sorte que la reconnaissance de responsabilité litigieuse n’était pas, aux termes de l’article 2240, interruptive de ce délai. Or pour condamner l’assureur, l’arrêt a retenu, d’une part, que le délai décennal de l’action en responsabilité contractuelle de droit commun intentée par les maîtres d’ouvrage prévu à l’article 1792-4-3 est un délai de prescription, d’autre part, que la reconnaissance de responsabilité, opposable à l’assureur, avait interrompu ce délai, de sorte que l’action au fond introduite le 6 juin 2016 était recevable : en statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

■ Fonction des délais de procédure

La fonction extinctive des délais de procédure se déploie au service d’une finalité positive. En indiquant qu’au-delà d’un certain délai, un acte, un droit ou une action ne pourront plus être accomplis ou exercés, le droit exprime aussi que positivement, pendant la période en question, ils pourront l’être. Selon la même finalité, ces règles de procédure visent à rythmer le déroulement de l’instance ou l’exercice de l’action : les sanctions organisées par le droit en cas de non-respect des délais ont ainsi, avant d’être appliquées, une fonction incitative, voire comminatoire.

La finalité positive de l’instauration de ces délais ne doit cependant pas conduire à occulter leur fonction extinctive : le droit commun de la procédure civile sanctionne en effet vigoureusement le non-respect par les parties des délais imposés pour former l’action en justice, pour soulever les moyens de défense, ou, plus généralement, pour accomplir les actes de la procédure. Concernant les premiers (délais pour agir en justice), la procédure civile est ainsi marquée par l’existence de délais de forclusion qui confèrent aux parties un délai incompressible pour exercer telle ou telle action particulière. L’identification d’un délai de forclusion déclenche en principe l’application d’un régime propre.

■ Identification du délai de forclusion

Le délai de forclusion ou délai préfix n’est pas défini par le code civil, même depuis la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, qui ne clarifie guère cette notion, bien qu’elle s’y réfère. Elle opère négativement la distinction entre la prescription et la forclusion, par l’exclusion de cette dernière. En effet, alors que l’article 2219 du Code civil définit la prescription extinctive comme un mode d’extinction d’un droit résultant de l’inaction de son titulaire pendant un certain temps, l’article 2220 énonce, sans les qualifier, que les délais de forclusion ne sont pas, sauf dispositions contraires, régis par le titre XX « De la prescription extinctive ».

Un raisonnement téléologique peut alors être exploité. En matière civile, la prescription répond conjointement à trois impératifs classiques : elle a pour fonction, par l’interdiction d’actions tardives, de dispenser le débiteur d’apporter la preuve de sa libération (fonction probatoire), mais aussi et surtout de consolider les situations de fait (fonction sécuritaire) et de sanctionner le créancier (ou le titulaire d’un droit) négligent (fonction morale).Or on s’accorde à dire que le délai de forclusion est « un délai légal, d’une durée simple et limitée, prévu spécifiquement pour une action particulière, au-delà duquel l’action est considérée comme éteinte » (S. Guinchard, C. Chainais et F. Ferrand, Procédure civile, Dalloz, 32e éd., 2014, § 173) : à la différence de la prescription, il n’est point question ici de consolider la situation d’un débiteur, mais seulement de sanctionner la négligence d’une partie à exercer des droits (A. Trescases, « Les délais préfix », LPA, n 22, 30 janvier 2008, p. 6). Sanction d’une seule inertie procédurale, le délai de forclusion est ainsi traditionnellement présenté comme un délai rigoureux, n’ayant pas de fonction probatoire mais uniquement punitive, centré sur le seul écoulement du temps (F. Rouvière, « La distinction des délais de prescription, butoir et de forclusion », LPA, no 152, 31 juill.2009, p. 7). 

La catégorie regroupe alors :

° Tout d’abord, les délais auxquels sont soumises les voies de recours, répondant à la notion de délai de forclusion (délai d’un mois pour interjeter appel, ou de deux mois pour un pourvoi en cassation). 

° De même, certaines actions ayant un objet spécifique sont enfermées dans des délais précis : tel est le cas des actions fondées sur les garanties légales offertes au maître d’ouvrage (v. égal. le délai de deux ans pour l’action en rescision pour lésion, C. civ., art. 1676). Comme le rappelle la décision rapportée (pt. 5), les délais de deux ans et de dix ans instaurés par les articles 1792 à 1792-4 du Code civil sont des délais de forclusion (v. déjà, Civ. 3ème, 4 nov. 2004, n° 03-12.481). Et si un doute subsistait concernant le délai de dix ans de l’article 1792-4-3 du même code sur le fondement du droit commun de la responsabilité contractuelle du constructeur, il vient d’être levé, étant expressément qualifié par la Cour, pour justifier sa décision de cassation, de délai de forclusion.

■ Régime du délai de forclusion

Contrairement au délai de prescription, le délai de forclusion est en principe insusceptible de suspension et d’interruption. L’exception de nullité ne peut plus être opposée après l’expiration du délai pour agir. Le juge doit soulever d’office l’expiration du délai de forclusion qui est d’ordre public. Le délai de forclusion n’est pas à même d’être aménagé conventionnellement.

Toutefois, ces spécificités du délai de forclusion s’estompent depuis longtemps en droit positif, de telle sorte que le maintien de la distinction suscite des réserves (S. Amrani-Mekki, « Liberté, simplicité, efficacité, la nouvelle devise de la prescription ? À propos de la loi du 17 juin 2008 », JCP éd. G n° 27, 2 juill.2008, I, 160). En effet, la rigueur du délai de forclusion est tempérée par la procédure de relevé de forclusion qui joue un rôle analogue à celui de la suspension en matière de prescription. Aussi bien, certaines causes légales d’interruption lui sont applicables (articles 2241 et 2244 du Code civil) : ainsi, les délais de dix ans prévu par l’article 1792-4-3 étant un délai de forclusion, il peut être, en vertu de la loi, interrompu par :

-        une assignation en justice, par la voie du référé (C. civ., art. 2241),

-        une mesure conservatoire ou un acte d’exécution forcée (C.civ., art. 2244)

Étant rappelé que la jurisprudence apprécie très strictement les conditions de l’interruption des délais. Il suffit, à cet égard, de se rapporter à la jurisprudence sur l’effet interruptif de l’assignation, limité à la demande dirigée à l’encontre de celui qu’on veut empêcher de prescrire (pour exemple, Civ. 3ème, 19 sept. 2019, n° 18-15.833) et restreint dans sa durée, en cas de référé-expertise, un nouveau délai recommençant à courir à compter de l’ordonnance désignant l’expert sans que ce délai soit suspendu durant les opérations d’expertise (Civ. 2ème, 11 avr. 2019, n  18-14.223).

En l’espèce, la qualification retenue par la Cour de cassation implique donc la soustraction du délai de l’article 1792-4-3 du code civil à toutes les causes de report du point de départ, de suspension ou d’interruption, du délai de prescription posées aux articles 2233 à 2246 du même code. En conséquence, si le protocole d’accord signé par les parties en 2011 constituait une reconnaissance de responsabilité de la part du débiteur, celle-ci n’était pas susceptible d’interrompre le délai de forclusion décennal applicable à l’action en responsabilité contractuelle du maître d’ouvrage contre l’entreprise. En ayant agi en justice pour la première fois en 2014, alors que la réception des travaux datait de 2003, les maîtres de l’ouvrage ont fait preuve d’une inertie procédurale justifiant qu’ils soient jugés forclos à agir.

En certaines hypothèses toutefois, le délai de forclusion peut être interrompu par la reconnaissance de responsabilité du débiteur (Civ. 3ème, 23 oct. 2002, Bull., III, n 207) ou faire l’objet d’un aménagement conventionnel (Civ. 2ème, 14 oct. 1987, Bull. 1987, II, no 195). À l’inverse, un aménagement de la prescription est exclu de certains contrats (C. civ., art. 2254 , C. conso., anc. art. L. 137-1, C. assu. L. 114-3).

Références : 

■ Civ. 3ème, 21 nov. 2000, n° 99-13.131,  RDI 2001. 80, obs. P. Malinvaud

■ Civ. 3ème, 4 nov. 2004, n° 03-12.481, RDI 2005. 61, obs. P. Malinvaud

■ Civ. 3ème, 19 sept. 2019, n° 18-15.833, RDI 2019. 628, obs. G. Casu

■ Civ. 2ème, 11 avr. 2019, n  18-14.223, D. 2019. 823 ; ibid. 2020. 576, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2020. 460, obs. N. Cayrol

■ Civ. 3ème, 23 oct. 2002, n° 01-00.206, P, D. 2003. 1326, obs. C. Atias ; AJDI 2003. 24, obs. S. Rougon-Andrey

■ Civ. 2ème, 14 oct. 1987, n° 86-13.059, P

 

Auteur :Merryl Hervieu


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