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[ 16 décembre 2025 ] Imprimer

Droit des obligations

Délégation de paiement en matière de sous-traitance : l’inexécution des travaux sous-traités échappe enfin au principe de l’inopposabilité des exceptions

L'exigibilité de la créance du sous-traitant délégataire conditionne le paiement du délégué et, donc, l'exécution de la délégation de paiement consentie sur le fondement de l'article 14 de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975, de sorte que l'absence d'exécution des prestations sous-traitées ne constitue pas une exception que le maître de l'ouvrage, délégué au paiement, ne pourrait opposer au sous-traitant, délégataire du paiement. 

Par ailleurs, le sous-traitant engageant, indépendamment de la délégation de paiement, sa responsabilité délictuelle à l'égard du maître de l'ouvrage à raison des malfaçons qui affectent les prestations sous-traitées, ce dernier peut opposer aux demandes du sous-traitant, par compensation, la créance qu'il tient de la mauvaise exécution des travaux sous-traités. 

Cette exception, tirée des rapports entre délégué et délégataire, ne relève pas de l'interdiction prévue à l'article 1336 du Code civil.

Civ. 3e, 27 nov. 2025, n° 23-21.762

La société Redstone Invest A (le maître de l'ouvrage) confie à la société Éclat bâtiment (l'entreprise principale) des travaux de construction d'une résidence universitaire. L'entreprise principale sous-traite des travaux de sol et de peinture à la Société générale de rénovation et de conseil (la sous-traitante). Par deux conventions, l’entreprise principale délègue le paiement des sommes dues au titre des deux marchés au maître de l’ouvrage, avant d’être placée en redressement puis en liquidation judiciaire. La sous-traitante assigne le maître de l'ouvrage en paiement du solde du prix des travaux effectués. En première instance, le tribunal condamne le maître de l’ouvrage à payer la somme de 260 804,48 euros au titre du solde des deux marchés. En cause d’appel, la cour infirme cette décision et condamne le maître de l’ouvrage au paiement d’une somme limitée à 32 727,46 euros, retenant des minorations de paiement au regard de l’avancement de certains travaux et de malfaçons d’autres travaux justifiés par des travaux de reprise. Devant la Cour de cassation, le sous-traitant invoque la règle prévue à l’article 1336 du Code civil selon laquelle le délégué (maître de l’ouvrage) ne peut opposer au délégataire (sous-traitant) aucune exception tirée de ses rapports avec le délégant (entreprise principale) ou des rapports entre le délégant et le délégataire. Il s’agit ici de savoir si le maître de l’ouvrage, délégué pour le paiement direct des travaux du sous-traitant, peut s’opposer à la demande en paiement pour des motifs tirés de l’absence d’exécution ou de mauvaise exécution des travaux par le sous-traitant.

En matière de sous-traitance, la délégation de paiement consiste dans un engagement pris par le délégué, en l’occurrence le maître de l’ouvrage, à la demande du délégant, à savoir l’entreprise principale, au profit du délégataire, ici le sous-traitant. Ce mécanisme est généralement défini à l’article 1336 du Code civil, qui dispose que « la délégation est une opération par laquelle une personne, le délégant, obtient d'une autre, le délégué, qu'elle s'oblige envers une troisième, le délégataire, qui l'accepte comme débiteur ». Il est également prévu à l’article 14 de la loi du 31 décembre 1975 sur la sous-traitance, à côté du cautionnement. Ce texte de droit spécial prévoit qu’un cautionnement n’est plus nécessaire si l’entrepreneur délègue le maître de l’ouvrage au sous-traitant dans les termes de l’article 1338 du Code civil, à concurrence du montant des prestations exécutées par le sous-traitant. Dans cette hypothèse, la délégation donne au sous-traitant délégataire un second débiteur, le maître d’ouvrage délégué au paiement, dans le cadre d’une délégation imparfaite proche de la novation. Il convient d’ajouter que ce même article 14 limitant la délégation de paiement du maître de l’ouvrage au sous-traitant « à concurrence du montant des prestations exécutées par le sous-traitant », cette opération doit être qualifiée d’incertaine, contrairement à l’hypothèse d’une délégation certaine déterminant par avance et de façon définitive, dans le contrat de délégation, l’obligation du délégué envers le délégataire. Cette distinction doctrinale revêt ici son importance puisque dans l’hypothèse d’une délégation certaine, le principe qui prévaut est celui de l’inopposabilité des exceptions. 

La difficulté soulevée par le pourvoi tient précisément au domaine d’application du principe d’inopposabilité des exceptions, tel qu’il résulte du second alinéa de l’article 1336 du Code civil, qui interdit au délégué, sauf stipulation contraire, d’opposer au délégataire toute exception tirée de ses rapports avec le délégant, ou des rapports entre ce dernier et le délégataire. En l’espèce, se pose la question de l’articulation de cette règle issue du droit des obligations, qui apparaît supplétive, avec la délégation de paiement de l’article 14 de la loi du 31 décembre 1975 en matière de sous-traitance. Dans l’esprit du législateur, ce dernier texte avait pour principal objectif de garantir le paiement des sommes dues aux sous-traitants, parties faibles au contrat face aux entrepreneurs principaux. Pour maximiser leur protection, la jurisprudence, considérant que le texte de 1975 constitue une loi d’ordre public, se montre depuis particulièrement stricte à l’égard de l’exécution des contrats de délégation de paiement conclus dans le cadre d’une sous-traitance. L’articulation recherchée des textes précités avait ainsi conduit la troisième chambre civile à dégager un principe d’inopposabilité des exceptions au bénéfice du sous-traitant ayant inexécuté, au préjudice du maître de l’ouvrage, les prestations sous-traitées. Ainsi, dans un arrêt du 7 juin 2018 que la demanderesse au pourvoi invoquait à son profit, la troisième chambre civile avait écarté la possibilité pour le délégué de se prévaloir du défaut d’exécution des travaux, ou de leur mauvaise exécution, lors de la demande de paiement présentée par le délégataire (Civ. 3e, 7 juin 2018, n° 17-15.981 « En matière de délégation de paiement, le délégué ne peut opposer au délégataire aucune exception tirée de ses rapports avec le délégant ou des rapports entre le délégant et le délégataire »). La Cour avait de cette façon implicitement mais nécessairement retenu que ces deux situations, à savoir la mauvaise exécution voire l’absence totale d’exécution des travaux, constituaient des exceptions inopposables au délégataire.

Depuis lors, la Cour avait maintenu sa position en dépit des nombreuses critiques qu’elle suscitait en doctrine, majoritaire pour considérer que, s’il est légitime de ne pas soumettre l’exécution de la délégation de paiement au bon vouloir du délégué en lui permettant d’opposer au délégataire des exceptions et conditions étrangères à sa créance, l’impossibilité pour le délégué de s’opposer au paiement de travaux non réalisés ou mal exécutés par le délégataire se révélait contraire à la volonté du législateur et entravait, en pratique, le développement des garanties offertes aux sous-traitants. Certains auteurs ont ainsi fait observer que de telles solutions obligeaient le délégué à payer des travaux dont le paiement n’était pas exigible, alors même que l’inexécution des travaux relève d’une exception tirée des rapports entre le délégué et le délégataire, dans la mesure où le destinataire final des travaux est bien le maître de l’ouvrage (C. Sizaire, « Délégation de paiement et inopposabilité des exceptions », Constr. – Urb., n° 7-8, juillet-août 2018, p. 27 ; adde, J. François, « Délégation, sous-traitance et opposabilité des exceptions », Recueil Dalloz, 2024, p. 88). Dans ce cas, il n’est donc pas question des exceptions fixées par le législateur à l’article 1336 du Code civil qui ne visent que les rapports du délégué avec le délégant ou ceux entre le délégant et le délégataire. En outre, les termes de l’article 1338 du Code civil, reconnaissant le rapport d’obligation entre délégué au délégataire, supposent de reconnaître au délégué le droit d’opposer au délégataire une exception tenant à leurs propres rapports, ce que justifie le fait que les travaux sont destinés à lui revenir et que, s’ils sont payés sans avoir été réalisés ou correctement effectués, le maître de l’ouvrage en subit un préjudice. 

C’est pourquoi, abandonnant sa jurisprudence précédente, la Cour admet par cet arrêt que, la délégation de paiement étant limitée au montant des prestations exécutées par le sous-traitant, le délégué peut s’opposer au paiement des prestations qui n'ont pas été exécutées et dont le prix ne serait pas exigible. La délégation de paiement du maître de l'ouvrage « à concurrence du montant des prestations exécutées par le sous-traitant » (art. 14) implique nécessairement le pouvoir du maître d’ouvrage d’opposer au sous-traitant l’absence ou la mauvaise exécution des travaux sous-traités. L’exigibilité de la créance du sous-traitant conditionne, en effet, le paiement de ce créancier et partant, l’exécution de la délégation de paiement, de sorte que l’absence d’exécution des prestations sous-traitées ne constitue pas une exception que le délégué ne pourrait opposer au délégataire (pt n° 11).

D’ailleurs, en ce sens, la Cour ajoute qu’indépendamment de la délégation de paiement, le sous-traitant engage sa responsabilité délictuelle vis-à-vis du maître de l’ouvrage au titre d’une mauvaise exécution des travaux. Ce dernier peut dès lors opposer aux demandes du sous-traitant, par compensation, la créance qu’il tient de la mauvaise exécution des travaux sous-traités. 

Il s’en infère que cette exception ne relève pas de l’interdiction prévue à l’article 1336 du Code civil puisqu’elle est tirée des rapports entre délégué et délégataire (pt n°12). 

La solution retenue par la troisième chambre civile a le mérite d’aligner les règles applicables à la délégation de paiement avec celles régissant le cautionnement en matière de sous-traitance, étant admis que la caution peut, en vertu du caractère accessoire de sa garantie, opposer au créancier les exceptions qui appartiennent au débiteur principal et qui sont inhérentes à la dette. Outre cette harmonisation, la nouvelle règle prétorienne permet surtout de rendre la jurisprudence conforme à l’esprit comme à la lettre de la loi de 1975 : non seulement le législateur n’a jamais entendu reconnaître au sous-traitant, pour le protéger contre l’insolvabilité ou la défaillance de l’entrepreneur principal, un droit inconditionnel au paiement, d’autant moins pour des travaux qui ne seraient pas exécutés ou mal réalisés, mais l’article 1336 du Code civil ne régit pas les exceptions que le délégué tire de sa relation directe avec le délégataire. Le délégué est alors fondé à opposer les exceptions, relevant des rapports que lui-même entretient avec le délégataire, inhérentes à la dette réclamée. 

Ce qui précède rendait la solution antérieure de 2018 difficilement compréhensible, et explique son abandon, par la décision rapportée : la contestation par le maître d’ouvrage de l’exécution de travaux, exécutés in fine à son profit, ne constitue pas une exception tirée des rapports entre l’entreprise principale et le sous-traitant prévue à l’article 1336 du Code civil, en sorte que le maître d’ouvrage délégué au paiement peut désormais opposer au sous-traitant délégataire des exceptions tirées de la mauvaise exécution du contrat de sous-traitance, en particulier la non-exécution de travaux ou leurs malfaçons. Au cas présent, la cour d’appel est par conséquent approuvée d’avoir limité le montant des sommes versées au sous-traitant en considération de l’inexécution de certains travaux et de la mauvaise exécution d’autres travaux sous-traités.

Référence :

■ Civ. 3e, 7 juin 2018, n° 17-15.981 : D. 2018. 1624, note J.-D. Pellier ; RDI 2019. 270, obs. H. Perinet-Marquet ; AJ contrat 2018. 329, obs. Y. Dagorne-Labbe

 

Auteur :Merryl Hervieu


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