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Délit de presse attentatoire à la vie privée : limite à l’exclusivité d’application de la loi de 1881
La divulgation non autorisée par la victime d’informations relatives aux circonstances dans lesquelles des infractions sexuelles ont été commises à son encontre peut être sanctionnée sur le fondement de l’article 9 du Code civil, et non exclusivement sur le fondement de la loi sur la liberté de la presse, lui laissant en conséquence un délai de 5 ans et non de 3 mois pour agir en réparation.
Civ. 1re, 9 sept. 2020, n° 19-16.415
Une victime de faits d’enlèvement, séquestration, violences volontaires et viol, également commis sur six autres femmes, avait constaté que l’avocate l’ayant représentée lors du procès pénal qui s’en était suivi avait, sans recueillir son accord, participé à une célèbre émission consacrée aux affaires criminelles et relaté les faits dont elle avait été victime, alors qu’elle, ayant été également sollicitée pour participer à l’émission, avait fait part de son refus au producteur.
Elle avait alors assigné, notamment, la chaîne de télévision pour obtenir réparation de l’atteinte portée au respect dû à sa vie privée. Soutenant que son action relevait des dispositions de l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui interdit de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, des renseignements concernant l’identité d’une victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelle ou l’image de cette victime lorsqu’elle est identifiable sans son accord écrit, la chaîne avait, pour s’opposer à sa demande, sollicité la requalification de l’action sur le fondement de l’article précité et soulevé la nullité de l’assignation et la prescription de l’action.
Ayant obtenu gain de cause en appel, la victime forma un pourvoi en cassation au moyen « que constitue une atteinte au respect de la vie privée, sanctionnée par l’article 9 du code civil la révélation d’informations précises et de détails sur les circonstances d’un crime dont une personne a été victime et que cette atteinte au respect de la vie privée ouvre droit à réparation, indépendamment de la révélation de l’identité de la victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelle, relevant des dispositions de l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; selon la demanderesse au pourvoi, la victime doit en conséquence pouvoir décider d’exercer, sur le fondement de l’article 9 du code civil, la seule action en réparation de l’atteinte portée au respect de sa vie privée du fait de la révélation d’informations précises et de détails sur les circonstances d’un crime commis à son encontre, sans solliciter sur le fondement du droit de la presse la réparation du préjudice subi du seul fait de la divulgation de son identité ; or en décidant que parce que l’atteinte portée au respect de la vie privée avait nécessairement supposé la révélation de son identité, elle ne pouvait agir que sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881, la cour d’appel a violé l’article 9 du code civil, ensemble l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse. ».
Non sans surprise, lorsque l’on sait l’exclusivité d’application généralement consacrée de la loi de 1881 sur les textes du code civil relatifs à la responsabilité civile (art. 1240) ou aux droits de la personnalité (art. 9), la Cour de cassation adhère à la thèse du pourvoi.
Au visa des articles 9 du Code civil et 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881, elle énonce qu’il résulte de la combinaison de ces textes que, si la diffusion de l’identité d’une personne et de la nature sexuelle des crimes ou délits dont elle a été victime est poursuivie sur le fondement de l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881, la divulgation, sans le consentement de l’intéressée, d’informations relatives aux circonstances précises dans lesquelles ces infractions ont été commises est un fait distinct constitutif d’une atteinte à sa vie privée, qui peut être sanctionné sur le fondement de l’article 9 du Code civil. Ainsi censure-t-elle l’analyse des juges du fond reposant sur l’idée que l’entier préjudice invoqué par la victime au titre de l’atteinte à sa vie privée tenant à la révélation de son identité, puisqu’à défaut d’avoir pu être identifiée, cette atteinte n’aurait pu être constituée, en sorte que son action n’était pas dissociable de celle encadrée par les dispositions spéciales de la loi du 29 juillet 1881.
Lorsque des atteintes aux droits de la personnalité se réalisent par voie de presse, la difficulté consiste à déterminer le fondement textuel sur lequel la victime doit agir, non pas tant pas pour des raisons substantielles tenant à la teneur des diverses règles applicables, le droit de la presse comme le droit civil protégeant différemment mais avec une égale fermeté les atteintes à l’intégrité morale de la personne, mais pour une raison liée à la recevabilité de son action, celle du délai de prescription. En effet, pour concilier la protection de l’honneur d’une personne avec la liberté de la presse, les différentes actions prévues par la loi du 29 juillet 1881 (diffamation, injure, atteinte à la présomption, etc., v. notam. art. 65 et 65-1 de la loi) se prescrivent très rapidement : trois mois à compter de la publication ou de la diffusion.
Nécessaires à la protection de la liberté de la presse, ces règles spéciales dérogent en conséquence, en matière de prescription, au droit commun. La règle spéciale l’emportant par principe, en cas de contrariété, sur la règle générale, la coexistence des règles spécifiques du droit de la presse avec l’article 1240 du Code civil, qui sanctionne les abus de la liberté d’expression, ou avec l’article 9 du Code civil, qui condamne les atteintes portées aux droits à la vie privée et à l’image, suscite des difficultés d’articulation liées au risque d’éviction, pour les raisons précitées, des textes protecteurs des droits de la personnalité prévus par la Code civil (art. 9 sur le droit au respect de la vie privée et de son image ; art. 9-1, fondant le droit au respect de la présomption d’innocence). En ce sens, c’est alors sans surprise que la jurisprudence dominante relative à la responsabilité civile des médias a favorisé, ces dernières années, l'expansion de la loi de 1881, en jugeant son application purement et simplement exclusive des textes pourtant solidement ancrés fondant le principe général de responsabilité pour faute et ceux protégeant les droits de la personnalité. Le refus d’appliquer les anciens articles 1382 et 1383 (Cass., ass. plén., 12 juill. 2000, n° 98-11.155 ; Civ. 1re, 11 févr. 2010, n° 08-22.111), puis l’article 9 au profit de l’application de la loi de 1881 laissait craindre que celle-ci devînt le fondement unique des actions en réparation des préjudices nés des atteintes causés à la vie privée et à l’image par des abus avérés de la liberté d’expression. En particulier, l’éviction totale de l’article 9, en plus d’être techniquement contestable (Rép. civ. Dalloz, v° Personnalité (Droits de la), A. Lepage, n° 211 : « si l’on peut éventuellement soutenir que la loi de 1881, texte spécial, écarte l’article 1382, disposition de droit commun, il est plus difficile de transposer cet argument aux relations de la loi de 1881 avec l’article 9 du code civil, puisque ce dernier constitue lui-même un texte spécial »), eût été particulièrement regrettable puisque contrairement à l’article 1240 exigeant que la victime rapporte la preuve d’une faute, « la seule constatation de l'atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation » (Civ. 1re, 5 nov. 1996, n° 94-14.798).
C’est la raison pour laquelle la jurisprudence tempère parfois les solutions précédentes. Pour éviter de leur faire produire l’indésirable effet de réduire à la portion congrue le champ de la protection des droits de la personnalité, la Cour de cassation peut retenir, comme en témoigne la décision rapportée, une atteinte à la vie privée ou à l’image distincte du délit de presse, permettant ainsi à la victime de voir son action fondée sur l’article 9 du Code civil jugée recevable comme non prescrite (Civ. 1re, 21 févr. 2006, Sté nationale de télévision France 2, n° 03-19.994; v. aussi, concernant les atteintes à la présomption d’innocence protégées par l’article 9-1 du code civil, Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426).
L'idée est la suivante : l’articulation entre les articles 9 du Code civil et la loi de 1881 résulte de la qualification juridique des faits. Si des faits constituant une atteinte à un droit de la personnalité présentent également les caractères d'un délit de presse, les règles particulières de procédure et de prescription dictées par la loi de 1881 doivent alors s'appliquer. Le juge est même tenu le cas échéant de requalifier l'action. Néanmoins, si les faits attentatoires à la vie privée ou à l’image de la personne sont détachables de ceux délictueux au sens de la loi de 1881, l’action engagée sur le fondement de l’article 9 du Code civil doit pouvoir être, comme en l’espèce, accueillie. En effet, dans cette affaire, au-delà de la révélation répréhensible au sens de la loi de 1881 de l’identité de la victime d’un crime sexuel, « la révélation d’informations précises et de détails sordides sur les circonstances des crimes dont elle avait été victime » constituait un préjudice distinct de celui réprimé en droit de la presse, causé par la révélation non autorisée de son identité.
Détachable du seul délit de presse, ce préjudice était réparable sur le fondement de l’article 9 du Code civil. La victime disposait donc de 5 ans pour agir et non uniquement de 3 mois, en sorte que son action n’était pas, contrairement à ce qu’avait jugé la cour d’appel, prescrite, et alors recevable.
Références
■ Cass., ass. plén., 12 juill. 2000, n° 98-11.155 P : D. 2000. 463, obs. P. Jourdain ; RTD civ. 2000. 842, obs. P. Jourdain ; ibid. 845, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 11 févr. 2010, n° 08-22.111 : Légipresse 2010. 12
■ Civ. 1re, 5 nov. 1996, n° 94-14.798 P : D. 1997. 403, note S. Laulom ; ibid. 289, obs. P. Jourdain ; RTD civ. 1997. 632, obs. J. Hauser.
■ Civ. 1re, 21 févr. 2006, Sté nationale de télévision France 2, n° 03-19.994 P : D. 2006. 677
■ Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426 P : D. 2004. 2956, note C. Bigot ; ibid. 2005. 247, chron. P. Morvan ; AJ pénal 2004. 411, obs. J. Leblois-Happe ; RTD civ. 2005. 176, obs. P. Théry
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