Actualité > À la une

À la une

[ 20 avril 2020 ] Imprimer

Droit commercial et des affaires

Dénigrement : seule la vérité est bonne à dire

La divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent, si elle ne repose pas sur une base factuelle suffisante à établir la véracité des critiques, constitue un dénigrement attentatoire au principe de loyauté de la concurrence.

Une société qui fabrique et commercialise des plans de travail en marbre, en granit et pierre naturelle et en quartz de synthèse, soupçonne ce dernier matériau d’être dangereux pour la santé de ses employés. Elle fait alors réaliser une étude par un institut officiel de recherche et d’expertise scientifique de Strasbourg. Les résultats, confirmant la présence de composants dangereux dans le quartz de synthèse, sont alors publiés sur le site internet de la société ainsi que sur les réseaux sociaux de son dirigeant. Par ailleurs, la société lance une alerte auprès d’un magazine à forte audience dédié à la publicité de ce type d’informations auprès des consommateurs. Elle indique au journal, qui a repris et diffusé l’information, que ce matériau est dangereux pour la santé non seulement lors du façonnage, mais aussi « lors de l’utilisation quotidienne en cuisine ».

Une association, ayant pour objet la promotion de la réalisation de plans de travail de cuisines et salles de bain en quartz de synthèse, met en demeure la société de cesser cette campagne, qualifiée de dénigrement.

La mise en demeure étant restée infructueuse, l’association assigne la société en justice à l’effet d’obtenir le retrait et l’interdiction de diffusion des informations relatives aux études menées par l’organisme scientifique.

La cour d’appel de Versailles, statuant en référé, rejette les demandes de l’association. Elle relève tout d’abord qu'en dépit des critiques concernant la méthodologie employée par l'organisme scientifique pour émettre ses conclusions, il résulte de ses analyses techniques que le quartz de synthèse comporte de nombreuses substances potentiellement dangereuses pour la santé, et que le risque d’un danger pour la santé des consommateurs ne peut être écarté, d’autant moins qu’il est à ce jour avéré que les salariés de différents pays, procédant à la fabrication et à l’installation des plaques ainsi composées chez des particuliers, ont présenté des troubles graves et même, pour certains, des pathologies au point que l’autorité de contrôle de la santé et de la sécurité alimentaire s’est autosaisie de la question, menant actuellement une étude de filière afin d’identifier les risques et dangers auxquels les consommateurs sont susceptibles d’être exposés.

Elle souligne ensuite que l’association ne fournit aucune expertise en condition d'utilisation réelle qui permettrait d'écarter tout risque sanitaire pour les consommateurs.

Elle considère enfin qu’en mettant en garde publiquement les consommateurs contre le risque de nocivité d’un matériau qu’elle avait, par conviction qu’un tel risque puisse se réaliser, cessé de vendre, la société aurait, à bon droit, fait usage de son droit d’alerte en matière de santé publique et d’environnement reconnu par la loi à toute personne physique et morale qui estime, de bonne foi, devoir diffuser une information concernant un fait, une donnée ou une action dont la méconnaissance lui parait faire peser un risque grave sur la santé publique ou l’environnement.

En conséquence, le caractère manifeste du dénigrement reproché à la société n’est pas établi avec l’évidence requise en référé.

La Cour de cassation casse la décision des juges du fond. Elle rappelle que même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure.

Or, en l’absence de base factuelle suffisante au regard de la gravité des allégations contenues dans l’information divulguée, l’acte de concurrence déloyale que constitue le dénigrement devait, en l’espèce, être caractérisé et sanctionné.


Ce manque de fondement s’induisait d’abord du fait que les rapports de l’organisme scientifique étaient critiqués tant par les experts que par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, qui soulignaient que les tests qui avaient été réalisés ne l’avaient pas été dans des conditions normales d’utilisation par des consommateurs. Elle était renforcée ensuite par le fait que l’organisme avait reconnu lui-même que son étude ne portait pas sur l’évaluation des migrations de substances contenues dans l’air ou les denrées alimentaires en contact avec ce matériau. En définitive, la société à l’initiative de cette campagne d’alerte ainsi que le média l’ayant relayée auraient, sinon manipulé, du moins extrapolé les résultats de l’étude, qui portait précisément sur les dangers potentiels dans le cadre du façonnage professionnel du plan de travail et non sur l’utilisation quotidienne des plans en quartz de synthèse par les consommateurs.

Reflétant l’évolution de la notion de dénigrement, cette décision mérite d’être rapportée. A l’origine centré sur la protection de la réputation de l’opérateur critiqué, cet acte de concurrence déloyale que constitue le dénigrement se fonde désormais davantage sur le droit du marché à l’information divulguée, sous la réserve, au demeurant essentielle, de sa véracité et de sa pertinence, tant vis-à-vis du produit concerné qu’au regard de l’intérêt qu’elle peut présenter pour ses destinataires.

Initialement, les juges conféraient au dénigrement un caractère essentiellement disciplinaire, en raison de l’infraction que cet acte constitue au principe de loyauté de la concurrence. L’exception de vérité n’était alors généralement pas admise par les juridictions saisies d’une action en concurrence déloyale intentée au titre d’un dénigrement. Point n’était besoin, par exemple, de vérifier l’exactitude des informations fournies pour condamner la diffusion par des sociétés, auprès de leur clientèle, des exemplaires d’un journal dans lequel figurait un article critiquant un produit concurrent ; il suffisait de relever que cet acte était dicté, non par une volonté d’informer les clients, mais par l’intention de nuire au concurrent en dénigrant son produit à l’effet de capter sa clientèle, estimait la Cour de cassation (Com. 23 mars 1999, n° 96-22.334). Autrement dit, la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constituait dans tous les cas un dénigrement, peu important qu'elle fût exacte (v . aussi, Com. 19 juill. 1973, n° 72-11.736 ; Com. 12 mai 2004, n° 02-19.199 ; Com. 24 sept. 2013, n° 12-19.790). D’aucuns soutenaient que cette position devait être reconsidérée (pour des auteurs favorables à l’admission de l’exceptio veritatis, v. Y. Picod, obs. préc. ; M. Chagny, Droit de la concurrence et droit commun des obligations, Dalloz, 2004, vol. 32, n° 672 ; M.-S. Payet, Droit de la concurrence et droit de la consommation, th. Dalloz, 2001, vol. 7, n° 245), considérant que la sanction des faits de concurrence déloyale en général, et du dénigrement en particulier, participe de la préservation de la libre concurrence sur le marché et, par conséquent, ne concerne pas seulement l’opérateur visé, mais également tous les acteurs présents sur le marché considéré.

Dans cette optique, il apparaissait que la jurisprudence privilégiait excessivement l’intérêt du concurrent sur celui des autres agents économiques, principalement les clients, par méconnaissance du rôle de l’information dans les mécanismes de marché ainsi que son coût d’acquisition (sur le lien entre information et libre concurrence, v. M. Chagny, th. préc., n° 673). En ce sens, le dénigrement, sanctionné sur le fondement de l’article 1240 du Code civil (anc. art. 1382), ne devrait pas constituer une faute relevant uniquement d’une conception morale commune de ce qui est interdit : « on peut être sensible à l’analogie entre l’interdiction de dire du mal de son prochain, qui s’applique à l’école dès le plus jeune âge, et pareillement dans le monde économique en cas de concurrence » (M.-A. Frison-Roche, « Les principes originels du droit de la concurrence déloyale et du parasitisme », RJDA 1994, n° 22, p. 486).

Pour autant, cette seule considération est insuffisante à caractériser le dénigrement car l’illicite doit être défini à la mesure particulière du cadre dans lequel il est commis, le marché, et son principe fondateur de libre concurrence. Ainsi, l’acte de dénigrement constitue un comportement déloyal fautif essentiellement parce qu’il fausse le mécanisme de concurrence externe en portant une atteinte à la liberté de choix de l’ensemble des agents économiques présents sur le marché, et notamment des consommateurs. C’est la raison pour laquelle le dénigrement suppose, outre l’intention de nuire, la divulgation d’une information inexacte ou, si l’information est inexacte, d’une présentation de celle-ci de nature à en falsifier le contenu par une exagération (Com. 18 oct. 2017, n° 15-27.136), ou une sélection des faits (Com. 27 mai 2015, n° 14-10.800).

En effet, à partir du moment où la critique est fondée, les informations divulguées, aussi nuisibles soient-elles à l’opérateur, concourent au besoin d’information des acteurs du marché, sans lequel la concurrence libre et loyale ne peut être effective ; ainsi « l’action en concurrence déloyale n’a pas pour seule raison d’être la protection des concurrents ou même celle d’assurer une certaine discipline professionnelle. D’autres intérêts sont en jeu, notamment celui du bon fonctionnement du marché » (Y. Serra, Le droit français de la concurrence, Dalloz, 1993, p. 33 ; adde, Com. 24 juin 2014, n° 11-27.450). Partant, la jurisprudence a progressivement évolué pour autoriser l’agent économique poursuivi pour dénigrement à démontrer, le cas échéant, la véracité de ses critiques (Com. 7 mars 2018, n° 16-16.645 ; Com. 9 janv. 2019, n° 17-18.350 ; Com. 11 janv. 2017, n° 15-17.134), lesquelles doivent donc reposer sur « une base factuelle suffisante », c’est-à-dire en rapport suffisant avec le produit concerné, ainsi que leur légitimité, supposant que les destinataires de l’information aient intérêt à connaître ce qui doit relever d’un « sujet d'intérêt général » et à la condition, enfin, qu’elle soit formellement exprimée avec mesure, attestant qu’elle le fut bien « dans le but d’une information objective des consommateurs » et non pas seulement dans celui « de dénigrer le produit concurrent ».

En l’espèce, le détournement des résultats de l’étude scientifique ôtait à leur diffusion, faute de lien direct avec le produit critiqué et avec l’exercice d’un droit d’alerte d’intérêt général relatif à un problème de santé publique, la possibilité de satisfaire la condition relative à la base factuelle suffisante de l’information divulguée. Inexacte, celle-ci avait donc été rendue publique non pas aux fins d’informer le consommateur mais de le convaincre, à des fins purement commerciales à l’effet de substituer au quartz de synthèse les matériaux commercialisés par la société auteure de cette campagne de dénigrement.

Com. 4 mars 2020, n°18-15.651

Références

■ Com. 23 mars 1999, n° 96-22.334: D. 2000. 319, obs. Y. Picod

■ Com. 19 juill. 1973, n° 72-11.736 P

■ Com. 12 mai 2004, n° 02-19.199 P: D. 2004. 1810

■ Com. 24 sept. 2013, n° 12-19.790 P: D. 2013. 2270, obs. X. Delpech ; ibid. 2812, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; Légipresse 2013. 649

■ Com. 18 oct. 2017, n° 15-27.136 P: D. 2018. 653, note J. Chacornac ; ibid. 1336, chron. S. Tréard, T. Gauthier, A.-C. Le Bras, S. Barbot et F. Jollec ; Dalloz IP/IT 2018. 199, obs. E. Derieux ; Légipresse 2017. 586 et les obs. ; RTD civ. 2018. 488, obs. N. Cayrol

■ Com. 27 mai 2015, n° 14-10.800 P: D. 2015. 1271

■ Com. 24 juin 2014, n° 11-27.450 P: D. 2014. 1444 ; ibid. 2488, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; AJCA 2014. 287, obs. E. Jégou ; Rev. sociétés 2015. 174, note V. Thomas

■ Com. 7 mars 2018, n° 16-16.645 P: D. 2018. 556 ; ibid. 2106, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; ibid. 2019. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; AJ contrat 2018. 178, obs. V. Legrand ; Dalloz IP/IT 2018. 509, obs. A. Lecourt ; RTD com. 2018. 441, obs. D. Legeais

■ Com. 9 janv. 2019, n° 17-18.350 P: D. 2019. 872, note J.-M. Bruguière et A. Brégou ; ibid. 1367, chron. A.-C. Le Bras, T. Gauthier et S. Barbot ; ibid. 1578, obs. J.-C. Galloux et P. Kamina ; ibid. 2374, obs. le Centre de droit de la concurrence Yves Serra (CDEDEA n° 4216) ; Légipresse 2019. 72

■ Com. 11 janv. 2017, n° 15-17.134 P: D. 2017. 157, obs. E. Chevrier

 

Auteur :Merryl Hervieu


  • Rédaction

    Directeur de la publication-Président : Ketty de Falco

    Directrice des éditions : 
    Caroline Sordet
    N° CPPAP : 0122 W 91226

    Rédacteur en chef :
    Maëlle Harscouët de Keravel

    Rédacteur en chef adjoint :
    Elisabeth Autier

    Chefs de rubriques :

    Le Billet : 
    Elisabeth Autier

    Droit privé : 
    Sabrina Lavric, Maëlle Harscouët de Keravel, Merryl Hervieu, Caroline Lacroix, Chantal Mathieu

    Droit public :
    Christelle de Gaudemont

    Focus sur ... : 
    Marina Brillié-Champaux

    Le Saviez-vous  :
    Sylvia Fernandes

    Illustrations : utilisation de la banque d'images Getty images.

    Nous écrire :
    actu-etudiant@dalloz.fr