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[ 27 septembre 2011 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Des limites de la liberté d’expression des représentants syndicaux

Mots-clefs : Conflit social, Syndicalistes, Liberté d'expression, Liberté d'association,Publication, Caricature, Injures, Atteinte à l'honneur, Faute graven Licenciement, Proportionnalité de la sanction, Contrôle européen

Ne viole pas l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (liberté d’expression) — lu à la lumière de l’article 11 (liberté de réunion et d’association) — et n’est pas disproportionnée, la mesure de licenciement prise à l’encontre de syndicalistes qui avaient porté atteinte à l’honneur de leurs collègues par la publication dans leur bulletin d’information mensuel d’une caricature et de propos insultants.

En 1999, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique » (CEDH 21 janv. 1999, Fressoz et Roire c. France ; déjà CEDH 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, § 49). Si le principe de la liberté d’expression est inscrit à l’alinéa 1er de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’alinéa 2 envisage des restrictions qui doivent être prévues par les autorités nationales et qui sont nécessaires dans une société démocratique pour garantir notamment la morale ou la protection de la réputation d'autrui. Il appartient donc aux États d’apprécier la nécessité des mesures à prendre qui répondent à un besoin impérieux et à la Cour européenne des droits de l’homme d’opérer un contrôle a posteriori. L’arrêt ici commenté est une illustration de ce contrôle : dans le contexte d’un conflit social au sein d’une entreprise, comment une autorité nationale met-elle en balance les intérêts divergents des parties en jeux tout en garantissant la liberté d’expression ?

Des syndicalistes espagnols ont été licenciés pour faute grave (atteinte à l’honneur) en raison de la présence, dans le bulletin d’information mensuel du syndicat, d’une caricature et de propos insultants pour le directeur des ressources humaines ainsi que pour deux de leurs collègues. La publication dénonçait le fait, qu’au cours d’une procédure engagée par les syndicalistes à l’encontre de la société, ces salariés avaient apporté leur témoignage en faveur de l’employeur. Refusant cette décision disciplinaire, les syndicalistes l’attaquèrent auprès du juge du travail espagnol en soulignant que le contenu de la publication n’était qu’un prétexte et que cette sanction n’était que la conséquence directe de leur appartenance à un syndicat et des revendications de ce dernier. Conformément au statut espagnol des travailleurs, le juge confirma la sanction et déclara les licenciements fondés sur une cause réelle et sérieuse. Après avoir usé de toutes les voies de recours internes, les requérants saisirent la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme et invoquèrent les articles 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et d’association) du même texte. Le 8 décembre 2009, la Cour rendit un arrêt Aguilera Jiménez et autres c. Espagne dans lequel elle conclue à la non-violation de l’article 10 et considéra qu’il n’y avait pas lieu d’examiner de façon distincte l’atteinte à la liberté syndicale (art. 11).

Sur demande de renvoi (art. 43 Conv. EDH), la Grande Chambre fut saisie et devait déterminer si, en l’espèce, l’État espagnol, tenu de garantir le respect de la liberté d’expression des syndicalistes, aurait du annuler les licenciements ou si, dans le contexte de revendications syndicales, la sanction retenue par les juridictions nationales était bien proportionnée et justifiée (CEDH 29 févr. 2000, Fuentes Bobo c. Espagne). Dans un premier temps, la Cour reconnaît l’étroite implication entre la liberté d’expression et la liberté d’association dans le contexte de revendications syndicales. Toutefois, l’article 10 ne garantissant pas une liberté d’expression illimitée pour les syndicats (CEDH 27 juin 2000, Constantinescu c. Roumanie, §§ 72-75), il appartient aux juridictions nationales de veiller à la proportionnalité des sanctions pour ne pas freiner leur expression.

Dans un second temps, la Cour conclut que l’État espagnol n’a pas manqué à ses obligations puisque les juridictions nationales ont mis en balance l’exercice de la liberté d’expression des revendiquants (art. 10 lu à la lumière de l’art. 11) et le droit à l’honneur et la dignité des salariés visés dans la publication. Ainsi, au regard du comportement des syndicalistes, la mesure de licenciement se trouve proportionnée et justifiée : les limites du droit de critique avaient, en l’espèce, été dépassées (différence est faite entre la critique et l’insulte, cette dernière pouvant justifier des sanctions : CEDH 27 mai 2003, Skalka c. Pologne, §§ 34). Il n’y a donc pas eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention lu à la lumière de l’article 11.

 

Il faut souligner que deux juges ont émis une opinion dissidente quant à l’angle sous lequel la Cour a traité cette affaire (lecture de l’art. 10 à la lumière de l’art. 11). Ils rappellent que l’article 11 est une disposition « lex specialis » alors que l’article 10 est « lex generalis » et que la liberté d’expression syndicale a pour but de défendre des idées d’intérêt public en matière professionnelle. De ce fait, elle devrait, selon eux, recevoir un « degré de protection élevé » (v. note de J.-P. Marguénaud et J. Mouly qui développent ces idées à propos de l’arrêt rendu en 2009). Sans remettre en cause les limites de la liberté d’expression, la publication aurait dû être regardée davantage dans le cadre du conflit social au cours duquel elle avait été publiée : les critiques à l’encontre des salariés ne portaient pas sur leur vie privée mais sur le rôle que ces derniers avaient joué dans la lutte engagée pour le respect des droits des travailleurs. De même, ils relèvent la dureté (et donc la disproportion) de la sanction qui a eu pour effet de priver de manière immédiate les salariés de leurs représentants syndicaux. Aussi, après avoir dénoncé le fait que « l’ingérence ne répondait pas à un besoin impérieux » et « ne saurait passer pour nécessaire dans une société démocratique », ils concluent à la violation de l’article 10 de la Convention à la lumière de l’article 11.

CEDH 12 septembre 2011, Palomo Sanchez et autres c. Espagne, nos28955/06, 28957/06, 28959/06, 28964/06

 

Références

CEDH 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, série A n° 24, p. 23, § 49.

CEDH 21 janv. 1999, Fressoz et Roire c. France.

CEDH 8 déc. 2009, Aguilera Jiménez et autres c. Espagne.

J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « La liberté d’expression syndicale, parent pauvre de la démocratie », D. 2010. 1456.

CEDH 29 févr. 2000, Fuentes Bobo c. Espagne, n°39293/98.

CEDH 27 juin 2000, Constantinescu c. Roumanie, n°28871/95, §§ 72-75.

CEDH 27 mai 2003, Skalka c. Pologne, n°43425/98, §§ 34.

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 10 - Liberté d'expression

« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

■ Article 11 - Liberté de réunion et d'association

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'État. »

■ Article 34 - Requêtes individuelles

« La Cour peut être saisie d'une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice efficace de ce droit. »

■ Article 43 - Renvoi devant la Grande Chambre

« 1. Dans un délai de trois mois à compter de la date de l'arrêt d'une chambre, toute partie à l'affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre.

2. Un collège de cinq juges de la Grande Chambre accepte la demande si l'affaire soulève une question grave relative à l'interprétation ou à l'application de la Convention ou de ses Protocoles, ou encore une question grave de caractère général.

3. Si le collège accepte la demande, la Grande Chambre se prononce sur l'affaire par un arrêt. »

 

Auteur :A. T.

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