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[ 28 février 2012 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

« Discours de haine » : limite de la liberté d’expression selon la CEDH

Mots-clefs : Discours de haine, Condamnation pénale, Tracts homophobes, Liberté d’expression, Convention européenne des droits de l’homme, Homosexualité

La CEDH considère qu’il n’y a pas violation de l’article 10 de la Conv. EDH (liberté d’expression) dès lors que l’ingérence de l’État dans l’exercice du droit à la liberté d’expression des personnes est justifiée par l’objectif légitime de protection de la réputation et des droits d’autrui.

Les ressortissants suédois avaient distribué dans un lycée des tracts contenant des déclarations présentant l'homosexualité comme une « propension à la déviance sexuelle », comme ayant un « effet moralement destructeur sur les fondements de la société » et « comme étant à l'origine de l'extension du VIH et du sida ». Des poursuites ont alors été engagées, et les requérants ont expliqué que leur but était de lancer un débat sur le manque d’objectivité de l’enseignement dispensé dans les établissements suédois. Le tribunal de district les a condamnés pour « agitation dirigée contre un groupe national ou ethnique ». La juridiction d’appel les a relaxés au nom de la liberté d’expression, mais la Cour suprême les a déclarés coupables. Les requérants ont donc saisi la Cour européenne des droits de l’homme devant laquelle ils alléguaient que leur condamnation par la Cour suprême pour agitation contre un groupe national ou ethnique avait emporté violation de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Ils invoquaient en outre une violation de l’article 7 (pas de peine sans loi).

Un État peut-il réprimer pénalement un discours au contenu homophobe sans violer l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (la liberté d’expression) ?

La Cour a décidé à l’unanimité qu’il n’y avait pas violation de l’article 10, et par conséquent a reconnu qu’il puisse y avoir une limite à la liberté d’expression lorsque le discours est assimilé à la catégorie des « hate speech » (discours de haine) une exception qui est justifiée dans une société démocratique afin de protéger la réputation et les droits d’autrui.

Rappelons qu’il n’existe aucune définition universellement admise de l’expression « discours de haine ». La jurisprudence de la Cour dispose de certains éléments permettant de distinguer un « discours de haine » (tels que les discours négationnistes, les discours de haine religieuse, etc., v. fiche thématique) et ce, dans le but de l’évincer du champ protégé par la liberté d’expression (art. 10) ou encore par la liberté de réunion et d’association (art. 11).

La Cour opère cette exclusion de deux manières prévues par la Convention :

– en appliquant l’article 17 (interdiction de l'abus de droit) lorsque le propos est haineux et constitue une négation des valeurs fondamentales de la Convention ;

– ou, en appliquant les limitations prévues à l’alinéa 2 des articles 10 et 11 (cette voie est retenue lorsque le discours, bien que haineux, n’est pas destructeur des valeurs fondamentales sur lesquelles repose la Convention).

En l’espèce, les juges ont certes unanimement voté pour la non-violation de l’article 10, toutefois 5 juges ont rédigé une opinion concordante. Certains juges ont, en effet, regretté que la Cour n’ait pas choisi d’appliquer l’article 17 pour exclure les propos du champ protégé par l’article 10 (sur l’art. 17, v.  CEDH 6 janv. 2011, Paksas c. Lituanie). Cependant on remarque que la Cour semble de plus en plus frileuse à l’idée d’user de ce mécanisme (concernant l’incitation à la haine raciale v.  CEDH 16 juill. 2009, Féret c. Belgique). Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait choisi l’angle de la liberté d’expression pour examiner son éventuelle limitation grâce notamment aux motifs prévus à l’alinéa 2 de l’article 10En effet la Cour applique ici l’une de ses solutions de principes : « …en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance … » (CEDH 6 oct. 2006, Erbakan c. Turquie).

En l’espèce la Cour a considéré que les condamnations pénales infligées aux requérants constituaient bien une ingérence au sein de leur droit à la liberté d’expression. Néanmoins cette ingérence répondait aux exceptions de l’alinéa 2 de l’article 10 :

– d’abord, cette condamnation reposait sur « une législation […] suffisamment claire et prévisible » ;

– ensuite, elle visait le « but légitime » de « protection de la réputation et des droits d’autrui ».

En outre, même si les tracts n’appelaient pas à des actes de violence, ni à la haine, c’est le contenu même du discours qui a justifié une sanction, car il comportait de « graves et préjudiciables allégations ». Elle confirme ainsi la solution dégagée dans l’arrêt Féret c. Belgique (préc., § 73) au terme duquel elle considérait que « l'incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l'appel à tel ou tel acte de violence ni à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certains groupes de la population suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste face à une liberté d'expression exercée d’une manière irresponsable ».

À travers cette décision, la Cour semble étendre sa jurisprudence jusque-là réservée au discours raciste et discriminatoire (v. CEDH 16 juill. 2009, Willem c. France) aux discours diffusant « une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle » qui est « aussi grave que les discriminations fondées sur la race, l’origine ou la couleur ».

CEDH 9 févr. 2012, Vejdeland et autres c. Suède, n°1813/07

 

Références

■ Fiche thématique disponible sur le site de la CEDH : « Discours de haine ».

■ N. Hervieu, « Pénalisation des discours homophobes et expansionnisme jurisprudentiel de la notion de “ liberté d'expression irresponsable ” », Combats pour les droits de l’homme du 12 févr. 2012.

■ CEDH 6 janv. 2011, Paksas c. Lituanie, n° 34932/04.

■ CEDH 16 juill. 2009, Féret c. Belgique, n° 15615/07.

■ CEDH 6 oct. 2006, Erbakan c. Turquie, n° 59405/00.

■ CEDH 16 juill. 2009, Willem c. France, req. n° 10883/05.

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 7 - Pas de peine sans loi

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

Article 10 - Liberté d’expression

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Article 11 - Liberté de réunion et d’association

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

Article 17 - Interdiction de l’abus de droit

« Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention. »

 

Auteur :Y. D.


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