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[ 2 mai 2019 ] Imprimer

Droit des obligations

Distribution sélective : recul de la notion de bonne foi

L’exigence de bonne foi ne requiert pas, de la part du responsable d’un réseau de distribution la détermination et la mise en œuvre d'un processus de sélection de ses distributeurs sur le fondement de critères objectivement fixés et appliqués de manière indifférenciée.

Un constructeur automobile, après avoir résilié l’intégralité des contrats conclus avec ses concessionnaires, les avait ensuite invités à faire acte de candidature pour la signature de nouveaux contrats. Le 19 juillet 2010, l’un des concessionnaires avait transmis au concédant son dossier de candidature à l’intégration au nouveau réseau. Ce dernier l’avait, par lettre du 7 janvier 2011, rejeté, invoquant principalement l’atteinte au numerus clausus qu’il avait défini sur le marché de référence concerné. Contestant ce refus d’agrément et reprochant au concédant d’avoir confié la représentation des marques en cause à un tiers, la société évincée l’avait assigné, sur le fondement de l’ancien article 1382 du Code civil, en réparation des préjudices résultant de son refus fautif d’agrément et de son retard dans la notification de ce dernier.

La cour d’appel accueillit sa demande. Elle jugea d’abord le refus d’agrément fautif, le concédant étant tenu, dès la phase précontractuelle, de respecter son obligation générale de bonne foi dans le choix de son cocontractant, le responsable à la tête d’un réseau de distribution sélective quantitative doit en conséquence sélectionner ses distributeurs sur le fondement de critères définis et objectivement fixés et appliquer ceux-ci de manière non-discriminatoire. Elle condamna, ensuite, le concédant à payer au concessionnaire une certaine somme en réparation du préjudice causé par la tardiveté de la notification du refus d’agrément, après avoir retenu qu’il avait, par une lettre en date du 31 mai 2010 adressée au concessionnaire comme à l’ensemble des anciens distributeurs, « fait part de son souhait de maintenir les relations avec tous les concessionnaires », de sorte qu’il avait indûment entretenu le concessionnaire dans l’espoir d’être agréé dans le nouveau réseau et ainsi privé ce dernier d’envisager sa reconversion, que le préavis d’un an avait pour but de permettre.

Sur ces deux points, la décision est censurée. Au visa de l’ancien article 1240 et des principes fondamentaux de libertés contractuelle et du commerce et de l’industrie, la Cour de cassation affirme d’une part solennellement que l’exigence de bonne foi ne requiert pas, de la part de la tête d’un réseau de distribution, la détermination et la mise en œuvre d'un tel processus de sélection. D’autre part, elle conteste l’indemnisation accordée en méconnaissance de l’obligation faite au juge de ne pas dénaturer l’écrit qui lui est soumis ; alors que la lettre versée aux débats mentionnait que « l’un des principaux objectifs (…) sera de préserver, dans toute la mesure du possible, (les) réseaux de distribution actuels et leurs relations avec la plupart des distributeurs actuels » et qu’était envisagé « donc de proposer à la plupart (des) distributeurs actuels de participer à la nouvelle opportunité de développement, en concluant un nouveau contrat de distributeur agréé », la cour d’appel a, en statuant comme elle l’a fait, dénaturé les termes clairs et précis de ce document.

Dans sa conception classique, la notion de bonne foi était en vérité appréhendée dans son versant négatif, à travers la mauvaise foi du débiteur dans l’exécution de ses obligations car dans l’esprit des rédacteurs du code, la bonne foi servait seulement à garantir la bonne exécution de la convention et le respect de la parole librement donnée par le débiteur. Dans la conception moderne, la bonne foi est apparue moins comme le soutien de la force obligatoire du contrat que comme un outil de promotion d’une certaine forme de justice contractuelle. A l’effet principal d’encadrer l’essor des prérogatives contractuelles, entendues comme les pouvoirs juridiques unilatéralement détenus par la partie forte au contrat, la jurisprudence a notamment mis à la charge du créancier, en vertu de son devoir de bonne foi, une obligation de renégocier le contrat de distribution, engageant en conséquence la responsabilité contractuelle du responsable du réseau qui, profitant de sa position de force économique, refusait abusivement là son distributeur la révision du contrat (Com. 3 nov. 1992, n° 90-18.547; Com. 15 janv. 2002, n° 99-21.172). L’aboutissement de cette évolution s’est traduit par l’application de la notion de bonne foi, dans les années 90, non plus seulement au contenu du contrat mais aux comportements des contractants lors de l’exécution de leurs obligations (exemple de la mise en œuvre des clauses résolutoires). Ainsi la jurisprudence moderne a-t-elle fait application de l’ancien article 1134 alinéa 3 du Code civil non plus seulement pour vérifier que les obligations contenues dans l’acte étaient objectivement exécutées, mais également voire surtout pour paralyser certains comportements déloyaux du contractant. 

La jurisprudence ultérieure a cependant entendu cantonner le rôle dévolu dans les années 90 au contrôle de la bonne foi contractuelle. Cette nouvelle évolution s’est notamment traduite en matière de contrats de distribution (V. cependant, de manière plus générale, Com. 10 juill. 2007, n° 06-14.768 : « si la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi permet au juge de sanctionner l'usage déloyal d'une prérogative contractuelle, elle ne l'autorise pas à porter atteinte à la substance même des droits et obligations convenus entre les parties » ) : la bonne foi ne doit plus permettre de créer ou de révéler des obligations nouvelles, ni d'élargir le contenu et la portée de celles déjà existantes ; elle doit seulement servir de moyen de sanction de comportements ouvertement abusifs, comme la résiliation opérée sciemment par le concédant dans le but de nuire à son concessionnaire (Com. 8 oct. 2013, n° 12-22.952). Il avait en revanche déjà été jugé que le concédant n’était pas tenu, au nom du devoir de bonne foi, d’une obligation d’assistance du concessionnaire en vue de sa reconversion (Com. 6 mai 2002, n° 99-14.093), et que dès lors qu’il aura respecté les conditions contractuellement fixées pour mettre fin au contrat ou ne pas le reconduire, le responsable du réseau n’a pas à motiver sa décision ; la jurisprudence considère également qu’en vertu de la liberté contractuelle, le concédant est, à la condition de respecter un préavis, libre de refuser son agrément à un distributeur même lorsque ce dernier répond aux critères de sélection (Com. 8 juin 2017, n° 15-28.355). En ce sens, si le refus d’agrément peut toujours être jugé abusif, notamment lorsque les circonstances démontrent qu’il avait pour but exclusif de nuire au distributeur, la Cour de cassation considère, conformément à la jurisprudence européenne (CJUE 14 juin 2012, Auto 24 SARL c/ Jaguar Land Rover France SAS, aff. C-158/11), que la liberté de choix par principe reconnue au responsable d’un réseau de distribution sélective quantitative autorise ce dernier à invoquer l’atteinte à un numerus clausus pour refuser d’agréer des candidats respectant pourtant les critères posés, dès lors que ces critères qualitatifs et/ou quantitatifs ont été définis, portés à la connaissance des « postulants» de ce réseau, et respectés lors de la sélection (Com. 6 sept. 2016, n° 15-11.415). C’est la raison pour laquelle la Haute cour considère en l’espèce que le responsable du réseau était seulement tenu d’appliquer des critères suffisamment précis de sélection pour être vérifiés, mais que le principe de bonne foi ne lui imposait pas de se fonder sur des critères objectifs à mettre en œuvre de manière indifférenciée. Elle affirme enfin que le recours à la notion de bonne foi serait lui-même abusif s’il devait conduire le juge à dénaturer la loi des parties.

Com., 27 mars 2019, n°17-22.083

Références

■ Com. 3 nov. 1992, n° 90-18.547 P: D. 1995. 85, obs. D. Ferrier ; RTD civ. 1993. 124, obs. J. Mestre

■ Com. 15 janv. 2002, n° 99-21.172 P: D. 2002. 1974, note P. Stoffel-Munck ; ibid. 2841, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2002. 294, obs. J. Mestre et B. Fages

■ Com. 10 juill. 2007, n° 06-14.768 P: D. 2007. 2839, obs. X. Delpech, note P. Stoffel-Munck ; ibid. 2764, chron. M.-L. Bélaval, I. Orsini et R. Salomon ; ibid. 2844, note P.-Y. Gautier ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2007. 773, obs. B. Fages ; RTD com. 2007. 786, obs. P. Le Cannu et B. Dondero

■ Com. 8 oct. 2013, n° 12-22.952 P: D. 2013. 2617, note D. Mazeaud ; ibid. 2014. 630, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki ; RTD civ. 2014. 117, obs. B. Fages ; RTD com. 2014. 388, obs. B. Bouloc

■ Com. 6 mai 2002, n° 99-14.093 P: D. 2002. 1754, obs. E. Chevrier ; ibid. 2842, obs. D. Mazeaud ; ibid. 3008, obs. D. Ferrier ; RTD civ. 2002. 810, obs. J. Mestre et B. Fages ; RTD com. 2003. 157, obs. B. Bouloc

■ Com. 8 juin 2017, n° 15-28.355 P: D. 2017. 2444, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2018. 865, obs. D. Ferrier

■ CJUE 14 juin 2012, Auto 24 SARL c. Jaguar Land Rover France SAS, aff. C-158/11: D. 2012. 2156, et les obs., note D. Ferrier ; ibid. 2013. 732, obs. D. Ferrier ; RTD eur. 2012. 917, obs. J.-B. Blaise

■ Com. 6 sept. 2016, n° 15-11.415

 

Auteur :Merryl Hervieu


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