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[ 25 septembre 2019 ] Imprimer

Droit des obligations

Dol : quel préjudice réparable ?

En cas de dol, le préjudice réparable du cessionnaire, s’il ne demande pas la nullité du contrat, correspond uniquement à la perte d’une chance d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses.

A la suite d’une cession d’actions, les cessionnaires invoquent des manœuvres dolosives de la part des cédants. La cour d’appel accueille leur demande et condamne les cédants au remboursement du prix d’achat des titres de la société cédée, ainsi que du passif généré depuis la cession des actions, qui ne se serait pas produit sans celle-ci. Ces derniers forment un pourvoi en cassation pour contester à la fois le caractère dolosif de leur agissement ainsi que le montant des indemnités allouées.

Sur le terrain du dol, la Cour de cassation confirme l’analyse des juges du fond : ainsi, l'arrêt relève que « les (cédants) ont accumulé des retards de paiement de factures et de salaires, modifié les échéances de règlement des loyers, prorogé des remboursements d'avances en devises, et qu'(ils) se sont livrées à d'autres manœuvres destinées à majorer artificiellement leur trésorerie » ; il constate que les cédants n'ont pas informé les cessionnaires de ces opérations, (…) ; ayant noté que dans (une) lettre d'intention, (les cédants) s'étaient engagés à ne pas opérer de changement substantiel dans la gestion, à gérer les sociétés en « bon père de famille » et à soumettre à l'agrément préalable de l'acquéreur tout investissement supérieur à 10 000 euros, l'arrêt retient qu'il appartenait aux cédants, sur le fondement de la bonne foi et de la loyauté contractuelle et au titre de cette clause de gestion, d'informer les candidats à l'acquisition de (ces) opérations (…), sans qu'ils puissent reprocher aux cessionnaires d'avoir limité l'audit à une période antérieure ; il en déduit qu' «en manquant à cette obligation, les cédants ont délibérément caché aux cessionnaires ces opérations, par des manœuvres dolosives destinées à masquer l'insuffisance de trésorerie et la situation financière de la société ».

En revanche, au visa des articles 1116 et 1382 du Code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, la Cour condamne l’analyse des juges d’appel concernant l’évaluation du préjudice indemnisable, au motif « que (le cessionnaire) ayant fait le choix de ne pas demander l'annulation du contrat à la suite du dol dont elle avait été victime, son préjudice réparable correspondait uniquement à la perte d'une chance d'avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses ».

Cette décision rappelle le principe selon lequel en cas de manquement à une obligation précontractuelle d’information, notamment lorsque celui-ci résulte d’une réticence dolosive, le préjudice réparable du débiteur de cette obligation, qui a fait le choix de ne pas demander l'annulation du contrat, correspond non pas à la perte d'une chance de ne pas contracter, mais seulement à la perte d'une chance d'avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses. 

Le choix offert à la victime d’un dol de l’annulation ou du maintien du contrat, est depuis longtemps reconnu  : « la victime d'un dol peut, à son choix, faire réparer le préjudice que lui ont causé les manœuvres de son cocontractant par l'annulation de la convention et, s'il y a lieu, par l'attribution de dommages-intérêts, ou simplement par une indemnisation pécuniaire qui peut prendre la forme de la restitution de l'excès de prix qu'elle a été conduite à payer » (Com. 27 mai 1997, n° 95-15.930; Com. 27 janv. 1998, n° 96-13.253; Civ. 1re, 12 oct. 2004, n° 01-14.704).

Concernant le préjudice indemnisable, les conséquences de cette alternative sont simples : soit la victime fait le choix de demander l’annulation du contrat et dans ce cas, son préjudice réparable consistera dans la perte de chance de ne pas avoir contracté soit elle préfère obtenir une compensation financière et dans ce cas, son préjudice se limitera à la perte de chance de ne pas avoir pu contracter à de meilleures conditions. Dans un arrêt de principe du 10 juillet 2012 (Com. 10 juill. 2012, n° 11-21.954), dont l’attendu est en l’espèce reproduit, la chambre commerciale de la Cour de cassation a en ce sens considéré que le préjudice réparable de la victime « ayant fait le choix de ne pas demander l'annulation du contrat [correspond] uniquement à la perte d'une chance d'avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses ». 

Cette différenciation fondée sur l’annulation ou le maintien du contrat est parfaitement justifiée : le cocontractant victime du manquement à l’obligation contractuelle d’information lui étant due qui fait néanmoins le choix de maintenir le contrat pour continuer de tirer profit de son exécution ne doit pouvoir obtenir une réparation qu’à la mesure de ce choix et, ainsi, n’être indemnisé que de la perte d'une chance de n'avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses, à l’exclusion de celle de ne pas avoir conclu, laquelle n’est concevable que lorsque la victime a, en conséquence du même manquement, fait le choix de renoncer au bénéfice du contrat. « (P)arce qu'elle a choisi de maintenir le contrat, la victime du dol ne peut soutenir qu'elle ne l'aurait pas conclu. Tout au plus peut-elle faire valoir qu'elle l'aurait conclu à des conditions plus avantageuses pour elle » (Y. Lequette, « Responsabilité civile versus vices du consentement », in Au-delà des codes, Mélanges en l’honneur de M.-S. Payet, Dalloz, 2011, p. 363 s., n° 11). Il n’y a que « lorsque le contrat est annulé (qu’) il convient (…) de compléter l'annulation par l'allocation de dommages et intérêts destinés à replacer la victime dans la situation qui aurait été la sienne si le contrat n'avait pas été conclu (…) » (C. Guelfucci-Thibierge, Nullité, restitutions et responsabilité, préf. J. Ghestin, LGDJ, 1992, n°187).

Concernant l’évaluation du préjudice économique subi du fait de la perte d'une chance d'avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses, il convient, d’une part, de déterminer le degré de probabilité de la conclusion d’un contrat à des conditions plus avantageuses et d’autre part, d’apprécier la valeur des gains que celui-ci aurait pu escompter s’il avait effectivement conclu le contrat à de meilleures conditions. Deux éléments de calcul doivent donc être pris en compte. Tout d’abord, la réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue, sans jamais pouvoir être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si celle-ci s'était réalisée (Civ. 1re, 9 déc. 2010, n° 09-69.490) ; autrement dit, la perte de chance doit être appréciée en fonction de la seule éventualité de la conclusion d’un contrat au contenu plus favorable, et ce au regard des circonstances entourant la formation du contrat, indépendamment de celles, ultérieures, relatives à son exécution, mais n’a donc pas à être mesurée en considération de l’éventuel bénéfice que le cocontractant en aurait retiré. Ensuite, la détermination du montant des DI alloués doit correspondre à la valeur des gains manqués du fait de cette chance perdue, ce qui devait en l’espèce conduire à écarter les montants réclamés par la société cessionnaire au titre des résultats escomptés, évalués sur la base du prix des actions ainsi que du passif engendré depuis l’acquisition.

Com. 5 juin 2019, n°16-10.391

Références

■ Com. 27 mai 1997, n° 95-15.930

■ Com. 27 janv. 1998, n° 96-13.253: RTD civ. 1998. 904, obs. J. Mestre

■ Civ. 1re, 12 oct. 2004, n° 01-14.704

■ Com. 10 juill. 2012, n° 11-21.954 P: D. 2012. 2772, note M. Caffin-Moi ; ibid. 2013. 391, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki ; Rev. sociétés 2012. 686, note B. Fages ; RTD civ. 2012. 725, obs. B. Fages ; ibid. 732, obs. P. Jourdain 

■ Civ. 1re, 9 déc. 2010, n° 09-69.490 P: AJDI 2011. 552, obs. M. Thioye ; RDI 2011. 119, obs. P. Dessuet

 

Auteur :Merryl Hervieu


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