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[ 24 septembre 2018 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Droit à la vie et recours à la force meurtrière

Deux décisions, concernant la France, rendues au début de l’été, par la Cour européenne des droits de l’homme, permettent de revenir sur l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être justifié d’infliger la mort.

Selon le paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention, « la mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire : pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ; pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ; pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ».

Il revient souvent devant la Cour européenne des affaires concernant la mise en cause du recours à la force meurtrière par les forces de l’ordre lors d’opération d’arrestation. Si une telle extrémité peut être justifiée dans certaines circonstances au regard de l’article 2, cette disposition ne donne pas carte blanche à l’État. La Cour pose d’abord en principe que le paragraphe 2 de l’article 2 doit être interprété restrictivement eu égard à l’importance du droit à la vie. Le recours à la force ne peut être admis qu’en cas d’absolue nécessité et la force utilisée doit être strictement proportionnée aux buts mentionnés par ladite disposition (CEDH, gr. ch., 27 sept. 1995, McCann et a. c/ Royaume-Uni, n° 18984/91). Lors du test de proportionnalité, la Cour prend en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire. La Cour exige une nécessité rigoureuse. Elle s’attache également au fait que les opérations de police doivent être autorisées et suffisamment réglementées par le droit national (CEDH, gr. ch., 6 juill. 2005, Natchova et a. c/ Bulgarie, n° 43577/98 et 43579/98).

Par ailleurs, l’article 2 impose aussi aux États contractants l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction, telles que celles soumises à leur contrôle en garde à vue. Toute blessure ou mort survenue pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait : la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (CEDH 13 juin 2002, Anguelova c/ Bulgarie, n° 38361/97). L’absence d’une responsabilité directe d’un État dans la mort d’un individu n’exclut pas l’application de l’article 2 (CEDH 26 juill. 2007, Anguelova et Iliev c/ Bulgarie, n° 55523/00). 

Enfin, la Cour européenne met à la charge de l’État une obligation positive procédurale « de mener une forme d’enquête efficace lorsque le recours à la force, notamment par les agents de l’État, a entraîné mort d’homme ». L’existence d’une enquête ne permet pas à elle seule de conclure que l’État s’est acquitté de son obligation procédurale : il faut que l’enquête permette d’obtenir un résultat, c’est-à-dire qu’elle soit adéquate et effective : elle doit être complète et approfondie, être menée de manière impartiale, transparente, avec célérité et diligence.

Les deux arrêts rendus au début de l’été illustrent l’ensemble de ces questions, tant sur le volet matériel de l’article 2 que sur les obligations positives qui pèsent sur les États. 

■ Dans l’affaire Toubache (n° 19510/15), la France est condamnée pour violation substantielle de l’article 2 de la Convention. Dans la nuit du 27 au 28 novembre 2008, à la suite d’un vol de carburant et d’un cambriolage, un véhicule avec à son bord trois hommes, fut pris en chasse par une patrouille de gendarmerie. Le véhicule refusa de s’arrêter malgré une course poursuite et des tirs de flash-ball. Après deux sommations et avoir manqué de se faire renverser à deux reprises, un gendarme, tira six fois en direction du véhicule qui prenait la fuite. L’un des occupants du véhicule, un passager arrière, fut mortellement blessé. Au plan interne, une information judiciaire pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner fut ouverte à l’encontre du gendarme. L’enquête permit d’établir que la victime était décédée à la suite du cinquième ou sixième tir du gendarme. À l'issue de l'information judiciaire, la chambre de l'instruction rendit une ordonnance de non-lieu. Selon cette dernière, l’usage de son arme par le gendarme était absolument nécessaire et la cause d’irresponsabilité pénale prévue par l'article L. 2338-3 du Code de la défense (dans sa version applicable au moment de l’affaire) devait bénéficier au prévenu. La chambre criminelle rejeta le pourvoi des parties civiles. 

En l’espèce, si la Cour reconnaît que l’action de la gendarmerie avait pour but de procéder à une arrestation régulière au sens de l’article 2 paragraphe 2, b) de la Convention, elle retient plusieurs éléments qui la conduisent à dénier le caractère « absolument nécessaire » de la force employée pour atteindre cet objectif et par conséquent à conclure à la violation de l’article 2 dans son volet matériel.

Selon la Cour, en dirigeant le feu sur la voiture d’une manière soutenue, le gendarme courait un grand risque de blesser ou tuer certains occupants de la voiture. Or, « un tel degré de risque pour la vie ne peut être justifié que si la puissance de feu est utilisée en dernier recours, pour éviter le danger très clair et imminent que représente le conducteur de la voiture au cas où il parviendrait à s’échapper (§ 45) ». La Cour admet que le conducteur n’a pas hésité à rouler à vive allure en direction du représentant de l’ordre à deux reprises, ce qui révélait sa dangerosité et sa détermination. Mais elle relève que lorsque le gendarme a réussi à ouvrir le feu, sa vie ou celle de ses collègues n’étaient plus menacées et le véhicule était déjà en fuite. Rappelant préalablement qu’il n’y a pas d’absolue nécessité lorsque l’on sait que la personne qui doit être arrêtée ne représente aucune menace pour la vie ou l’intégrité physique de quiconque et n’est pas soupçonnée d’avoir commis une infraction à caractère violent (CEDH, gr. ch., 6 juill. 2005, Natchova et a. c/ Bulgarie, n° 43577/98 et 43579/98, § 95 et 107), la Cour relève, que le véhicule a été pris en chasse parce que ses occupants étaient soupçonnés d’atteintes aux biens et non d’atteintes aux personnes. Ils n’étaient nullement soupçonnés d’avoir commis une infraction à caractère violent.

On relèvera que dans sa décision, la Cour européenne souligne « que, postérieurement à la présente espèce, la France a adopté, le 28 février 2017, une loi qui, intégrant les principes dégagés par la jurisprudence de la Cour, énonce que les forces de l’ordre ne peuvent faire usage de leur arme qu’en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée » (§ 51). Elle fait ainsi référence à l’obligation pour les États de mettre en place un cadre juridique et administratif approprié. La consécration, par la loi française du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, de la notion d'absolue nécessité et de stricte proportion dans l'usage des armes par les forces de l’ordre, notamment lorsque des atteintes à la vie ou à l'intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d'autrui, n’emporte pas néanmoins un blanc-seing de conventionnalité pour la France à l’avenir. La Cour examinera toujours de façon attentive et casuistique, les cas où la mort résulte d’un usage délibéré de la force meurtrière.

■ Dans l’affaire Semache (n° 36083/16), deux individus, après avoir consommé de l’alcool, avaient pris la route à bord d’un véhicule. Interpellés peu après par la police, ils furent placés à l’arrière de la voiture de police. Les deux hommes ont alors proféré des insultes aux policiers et se sont débattus. Pour les faire cesser, les policiers les ont immobilisés au moyen de la technique dite du pliage (technique consistant à maintenir une personne la tête appuyée sur les genoux). A l’arrivée au commissariat, ils furent placés en position allongée, mains menottées derrière le dos. Ils vomirent à plusieurs reprises. Le chef de poste demanda alors, une demi-heure après leur arrivée, leur transfert vers l’hôpital. Celui-ci a été effectué 45 minutes plus tard. Durant l’attente des soignants les policiers observèrent que l’un des individus vomissait et s’étouffait dans son vomi. 45 minutes plus tard, le médecin constata un arrêt cardiaque et le prévenu fut conduit au service de réanimation où il resta dans le coma. Il décéda le lendemain d’un nouvel arrêt cardiaque. 

Une enquête préliminaire fut ouverte contre X du chef d’homicide involontaire avant d’être classée sans suite par le procureur de la République en l’absence d’éléments suffisants permettant d’engager la responsabilité des policiers ou du personnel hospitalier. Une plainte avec constitution de partie civile fut déposée par la fille de la victime. Diverses expertises furent réalisées avant que finalement le juge d’instruction ne rende une ordonnance de non-lieu confirmée en appel. La requérante forma un pourvoi en cassation. La Cour de cassation annula l’arrêt au motif que la chambre de l’instruction avait omis de rechercher si les contraintes exercées n’avaient pas été excessives au regard du comportement de l’intéressé et si l’assistance fournie avait été appropriée. La cour d’appel de renvoi confirma l’ordonnance de non-lieu relevant notamment que les expertises présentaient des hypothèses et parvenaient à des conclusions divergentes de sorte qu’il n’était pas possible de retenir une cause certaine de la mort. La Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante. 

Devant la juridiction européenne, la requérante alléguait que les mesures nécessaires à la protection du droit à la vie de son père n’avaient pas été prises par la police à la suite de son arrestation, en violation de son droit à la vie et que l’enquête conduite sur ces faits n’avait pas été effective. Elle invoquait également l’article 3 de la Convention (interdiction des traitements inhumains et dégradants), soutenant que son père a subi un traitement inhumain et dégradant lorsqu’il se trouvait entre les mains de la police.

Deux questions se posaient en l’espèce. La première concerne l’usage de la force par des agents de police contre le père de la requérante lors de son transport vers le commissariat. La seconde concerne l’obligation positive de l’État de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie de ce dernier lorsqu’il se trouvait sous le contrôle de fonctionnaires de police, notamment dans le commissariat. S’agissant de l’immobilisation forcée par la technique du pliage, du père de la requérante alors qu’il se trouvait dans le véhicule de police à destination du commissariat, la Cour le considère comme justifiée et strictement proportionnée au but poursuivi. L’usage de la force à son encontre visait à le neutraliser alors que son agitation faisait courir un risque pour sa sécurité, celle des autres passagers du véhicule et des autres usagers de la route. En revanche, la cour reconnaît une violation de l’article 2 sous son volet matériel concernant la situation de l'intéressé au commissariat de police, la France ayant manqué à son obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour souligne la vulnérabilité de l’individu arrêté en raison de son âge (69 ans), de son état d’ébriété, de ses vomissements à son arrivée au commissariat, de la rudesse de l’arrestation, et du fait de la technique d’immobilisation dont les policiers connaissaient nécessairement le risque potentiel pour la vie. Selon la Cour, « l’obligation de vigilance que les autorités doivent respecter à l’égard des personnes privées de liberté était donc renforcée en l’espèce, du fait de l’état de faiblesse dans lequel se trouvait le père de la requérante à son arrivée au commissariat » (§ 96). Comme la commission nationale de déontologie de la sécurité avant elle, la Cour considère que la situation de l'intéressé au commissariat de police a été traitée avec négligence par les autorités (§ 101). Ayant conclu à une violation de l’article 2 dans son volet matériel sur ce point, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

Enfin, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 2 concernant l’obligation positive procédurale « de mener une forme d’enquête efficace ». Bien qu’elle pointe quelques lacunes, notamment concernant l’absence de reconstitution des faits ou une célérité très relative, elle reconnaît que les autorités ont agi avec promptitude : l’enquête a été menée par un juge d’instruction, autorité judiciaire indépendante dénuée de lien hiérarchique ou structurel avec la police, les parties civiles ont eu accès au dossier, de nombreux actes d’enquêtes ont été réalisés pour assurer l’obtention des preuves.

CEDH 7 juin 2018, Toubache c/ France, n° 19510/15

CEDH 21 juin, Semache c/ France, n° 36083/16

Références

■ CEDH, gr. ch., 27 sept. 1995, McCann et a. c/ Royaume-Uni, n° 18984/91 : RSC 1996. 184, obs. L.-E. Pettiti ; ibid. 461, obs. R. Koering-Joulin.

■ CEDH, gr. ch., 6 juill. 2005, Natchova et a. c/ Bulgarie, n° 43577/98 et 43579/98 : AJDA 2005. 1886, chron. J.-F. Flauss ; RSC 2006. 431, obs. F. Massias.

■ CEDH 13 juin 2002, Anguelova c/ Bulgarie, n° 38361/97.

■ CEDH 26 juill. 2007, Anguelova et Iliev c/ Bulgarie, n° 55523/00.

 

Auteur :Caroline Lacroix

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