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[ 11 octobre 2021 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Droit à un procès équitable : condamnation de la Belgique dans une affaire de délinquance en col blanc

Dans l’arrêt Brus c. Belgique rendu le 14 septembre 2021, la Cour européenne des droits de l’Homme vient sanctionner le non-respect des droits de la défense du fait de l’absence récurrente de conseil durant la phase d’instruction. De plus, elle entre en voie de condamnation pour violation du principe du droit à être jugé dans un délai raisonnable dans une affaire complexe de délinquance en col blanc 

CEDH 14 sept. 2021, n° 18779/15

En l’espèce, le requérant était fonctionnaire à la Commission européenne et a été impliqué dans une affaire de corruption. Dès lors, l’Office européen de lutte antifraude a transmis un rapport sur le requérant au parquet de Bruxelles à la date du 11 mai 2001. Après levée de son immunité cette même année, un juge d’instruction fut désigné. Des actes d’instruction furent effectués entre 2001 et 2006 mettant notamment en lumière la dimension internationale des faits. 

Durant l’année 2002, il fut incarcéré, sans assistance par un conseil lors des audiences liées à sa détention préventive. Il en fut de même lors d’une audience récapitulative où il n’eut pas l’assistance d’un avocat. Puis en janvier 2008, le juge d’instruction communiqua le dossier au parquet. En décembre 2008, la chambre des mises en accusation constata la régularité de l’instruction. Le 11 janvier 2011, le requérant fut renvoyé devant le tribunal correctionnel et condamné le 27 juin 2012 ; ce jugement fut confirmé par la cour d’appel par un arrêt du 6 mai 2013. Le condamné fut alors arrêté en 2014 en Espagne et forma un recours contre l’arrêt du 6 mai 2013. La cour d’appel refusa de constater la violation du délai raisonnable garanti par la Convention européenne des droits de l’Homme, notamment du fait des nombreux recours du requérant ayant contribué à la longueur de la procédure, tout comme elle refusa de conclure à la violation des droits de la défense arguant que le mis en cause avait eu la possibilité de s’exprimer devant les juridictions de jugement. La Cour de cassation rejeta également le recours du requérant fondé sur la violation de l’article 6, § 1 de la Convention européenne. Il se tourna alors vers la Cour européenne en invoquant la violation des droits de la défense (art. 6 § 1 et 6 § 3) ainsi que son droit à être jugé dans un délai raisonnable (art. 6 § 1). 

La Cour européenne vient alors analyser les faits afin de savoir si l’absence d’avocat durant certaines phases de l’instruction a pu causer une atteinte à l’équité procédurale puis elle examine si la durée raisonnable à laquelle a droit le mis en cause pour être jugé a été violée. 

■ De la violation des droits de la défense 

Concernant la violation des droits de la défense, la Cour de Strasbourg a dégagé une jurisprudence se fondant sur l’article 6 de la Conv. EDH. Ainsi, la Cour estime que tout suspect doit avoir droit à un avocat dès lors qu’il est visé par une accusation en matière pénale (CEDH 12 mai 2017, Simeonovi c. Bulgarie, n° 21980/04, § 110). Afin de renforcer l’égalité des armes dans la procédure pénale, la Cour a eu à préciser dans sa jurisprudence que le mis en cause à droit à la présence physique d’un avocat durant l’interrogatoire de police initiale ainsi que dans les interrogatoires ultérieurs (CEDH 9 nov. 2018, Beuze c. Belgique, n° 71409/10, § 133-134). Par la suite, la Cour européenne vient rappeler sa position depuis l’arrêt Beuze c. Belgique

Ainsi, concernant l’absence d’avocat durant certaines phases antérieures au procès pénal, il s’agit de savoir si cette absence a rompu l’équité de la procédure.

 En l’espèce, la Cour constate que l’absence d’avocat s’est faite au cours d’auditions importantes durant lesquelles était en jeu la liberté du requérant. Seules des circonstances exceptionnelles pouvaient alors justifier cette absence (CEDH 13 sept. 2016, Ibrahim et a. c. Royaume-Uni, n° 50541/08, 50571/08, et autres, § 258), ce que le gouvernement belge n’a pas démontré. La Cour constate également que la décision de condamnation de la cour d’appel a porté notamment sur des déclarations faites sans avocat. Si les juridictions belges ont estimé que l’équité procédurale n’était pas violée du fait de preuves indépendantes des aveux du requérant, elles n’ont pas cherché directement à savoir si l’équité procédurale avait été affectée par l’absence de conseil lors de certaines phases de l’instruction. Or, la Cour européenne rappelle que les juridictions nationales doivent opérer un contrôle strict de l’équité procédurale (CEDH 11 juill. 2019, Olivieri c. France, n° 62313/12, § 36), encore plus lorsque le requérant est privé de son information au droit de se taire (CEDH 9 nov. 2018, Beuze c. Belgique, n° 71409/10, § 146). 

Constatant l’absence de conseil lors de phases décisives de l’instruction ainsi que l’absence de contrôle strict opéré par les juridictions internes, la Cour européenne ne peut que constater la violation des droits de la défense. De ce fait, il appartient aux juridictions internes du Conseil de l’Europe de se saisir de cette jurisprudence en rappelant, d’une part, que le droit à un avocat est essentiel à l’équité procédurale mais également, d’autre part, que les juridictions doivent opérer un strict contrôle du respect de l’équité procédurale. En cas de violation de l’équité procédurale non sanctionnée par les juridictions internes, la Cour européenne ne peut que sanctionner l’État dont la justice aurait failli à cette obligation. 

■ De la violation du délai raisonnable 

Le requérant invoque également la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable, tenant au fait que l’instruction fut ouverte le 17 décembre 2001 et que la décision de condamnation définitive fut rendue le 15 octobre 2014. Dans sa jurisprudence, la Cour de Strasbourg a eu à préciser que le point de départ du délai peut être l’arrestation (CEDH 27 juin 1968, Wemhoff c. Allemagne, n° 2122/64, §19) ou l’inculpation (CEDH 27 juin 1968, Neumeister c. Autriche, n° 1936/63, § 18) et que le terme du délai correspondait à la décision définitive, comprenant donc les voies de recours (CEDH 17 janv. 1970, Delcourt c. Belgique, n° 2689/65, §§ 25-26). 

La Cour européenne rappelle également que la durée raisonnable s’apprécie en fonction des circonstances en prenant en compte la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités (CEDH 28 juin 1978, König c. Allemagne, n° 6232/73). 

En l’espèce, la longue durée de l’affaire trouve son explication dans les faits à savoir des infractions d’affaires complexes, de nombreux prévenus et de nombreux chefs d’inculpation ainsi qu’une dimension internationale. La Cour de Strasbourg rappelle alors l’obligation positive pour les États parties à la Convention de garantir le droit à un jugement dans un délai raisonnable (CEDH 24 janv. 2017, J. R. c. Belgique, n° 56367/09, § 63). Elle constate que le délai d’instruction a duré 6 ans puis que l’affaire a mis 4 ans pour être effectivement jugée par une juridiction de jugement.

 Selon la Cour, cette durée ne s’explique pas seulement par le comportement du requérant mais elle trouve également sa justification dans la mauvaise gestion de l’affaire par les autorités belges. Dès lors, elle constate une violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable

Cet arrêt vient mettre en exergue un problème récurrent dans les affaires de délinquance d’affaires complexes à savoir la durée de la procédure. En effet, les spécificités de la délinquance d’affaires nécessitent des investigations longues et il n’est alors pas rare que les procédures s’éternisent. 

En France, bien qu’il soit conscient de ce problème, le législateur ne semble pas suffisamment préoccupé par la durée de ces affaires. Ainsi, l’actuel projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire entend limiter à 5 ans l’enquête préliminaire pour certains délits d’affaires avant basculement en instruction judiciaire, ceci traduisant des durées encore extrêmement longue (Texte de la commission adopté, par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, n° 835, 15 sept. 2021, art. 2). 

Si le législateur a souhaité développer des outils de justice négociée en matière d’infractions d’affaires (pour la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, voir les articles 495-7 à 495-16 C. proc. pén., Homologation d’une CRPC : la fin de l’ère du « juge-tampon », C. Ingrain et P. Mallet, AJ pén. 2021. 317 ; pour la convention judiciaire d’intérêt public, voir l’article 41-1-2 C. proc. pén.), l’autorité judiciaire semble résister à leur utilisation concernant les affaires les plus sensibles, les plus complexes ou encore en cas de réitération. Dès lors, il est inutile pour le législateur de voir dans les procédures négociées une arme salutaire à tout risque de violation du délai raisonnable de jugement. Des progrès sont donc encore à faire concernant le traitement des dossiers les plus complexes de délinquance d’affaires.  

 

Auteur :P. Eschbach, M2 Prévention du risque pénal financier, Université de Lorraine


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