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[ 9 février 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Étiqueter comme nuisible pour les enfants un ouvrage du seul fait qu’il représente des personnages LGBTI est contraire à la liberté d’expression

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) constate que la suspension temporaire de distribution ainsi que l’apposition d’un étiquetage d’avertissement ne poursuivent pas de but légitime. De telles mesures entraînent la violation du droit à la liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10).

CEDH, gde. ch., 23 janv. 2023, Macaté c/ Lituanie, n° 61435/19

La requérante, écrivaine de littérature pour enfants, publie un recueil de contes destiné à des enfants de neuf à dix ans. Cet ouvrage met en scène des personnages appartenant à des minorités ethniques, présentant un handicap mental et des contes portant sur des relations et mariages homosexuels. L’ouvrage en question est alors suspendu pour « contenus qui expriment du mépris pour les valeurs familiales » (pt. 72). Un an plus tard, il est remis en distribution, marqué de l’étiquetage d’avertissement « contenu susceptible d’avoir un effet nuisible pour les moins de quatorze ans » (pt. 23).

La CEDH examine l’affaire sous l’angle de la liberté d’expression suivant une méthodologie classique. Celle-ci consiste en plusieurs étapes : premièrement la Cour cherche à établir s’il y a ingérence dans le droit à la liberté d’expression. En d’autres termes, si l’État a adopté une mesure de nature à restreindre ce droit (v. CEDH, gde. ch., 28 oct. 1999, Willie c/ Liechtenstein, n° 28396/95, pt. 43). En l’espèce, la Cour constate l’existence d’une ingérence dans l’exercice par la requérante de sa liberté d’expression (pt. 183).

Néanmoins, l’existence d’une simple ingérence de nature à restreindre la liberté d’expression n’entraîne pas systématiquement violation de la Convention. L’article 10 § 2 de la Convention prévoit que « L’exercice de ces libertés (…) peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions (…) prévues par la loi, (…) nécessaires dans une société démocratique, (…) à la sûreté publique, à la défense de l’ordre (…) ». L’ingérence peut donc être justifiée si elle répond à trois critères cumulatifs : celle-ci doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et nécessaire et proportionnée au but poursuivi.

Concernant le critère de la légalité, la Cour constate qu’une base juridique existe (pt. 184), et observe que « certains (…) termes [de la base juridique] semblent assez vagues » (pt. 185). Cela pourrait soulever une question relative à la sécurité juridique, la loi devant être accessible et prévisible (pt. 186). Néanmoins, la Cour de Strasbourg, considérant que la question de la qualité de la loi est secondaire par rapport à celle du but légitime, elle admet que ces mesures étaient prévues par la loi (ibid.).

L’État Lituanien affirme que l’ingérence poursuit deux buts légitimes. La mesure protégerait les enfants du caractère sexuellement explicite d’un des contes, ainsi que « de contenus qui promouvaient les relations homosexuelles en présentant ces relations comme supérieures aux relations hétérosexuelles » (pt. 189). Concernant le premier but, la Cour constate que le passage en cause ne saurait être considéré comme explicite. En effet, ce passage ne porte que sur une étreinte (v. pt. 17 et 190).

Le deuxième but suggéré fait l’objet d’un examen approfondi. Elle rappelle que, dans toutes les décisions concernant les enfants, leur intérêt supérieur doit primer. Plus particulièrement, que les enfants sont « impressionnables et plus facilement influençables que les personnes plus âgées » (pt. 205, v. aussi CEDH (déc), 15 févr. 2001, Dahlab c/ Suisse, n° 42393/98). Néanmoins, selon des organes internationaux, les lois représentant les contenus LGBTI comme nuisibles contribuent à la discrimination et stigmatisation des enfants se définissant comme LGBTI (pt. 211). En outre, la CEDH note avoir « toujours refusé d’avaliser des politiques et décisions incarnant un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle » (pt. 203) et que les différences de traitement justifiées par l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des « raisons particulièrement convaincantes » (pt. 209). Or elle ne « dispose d’aucune preuve scientifique ou (…) sociologique » qui suggérerait que la simple mention de l’homosexualité nuirait aux enfants (pt. 210). Enfin, dans « bon nombre d’États membres du Conseil de l’Europe », soit la loi intègre l’enseignement relatif aux relations homosexuelles dans le programme scolaire, ou alors interdit toute discrimination sur l’orientation sexuelle dans l’enseignement (pt. 212). Bien que ne constatant pas un consensus européen qui aurait été de nature à restreindre la marge d’appréciation étatique (v. CEDH, Dialogue entre juges, Actes du séminaire, 25 janv. 2008, p. 9 à 14), la Cour met l’accent sur l’existence d’une tendance européenne.

Au vu de ces éléments de telles « restrictions sont incompatibles avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique » (pt. 215) et ne poursuivent aucun but légitime. La violation est constatée sans qu’il n’y ait besoin d’examiner le troisième critère : celui de la proportionnalité. Notons que : « l’égalité et le respect mutuel entre tous indépendamment de l’orientation sexuelle sont inhérents à toute la structure de la Convention » (pt. 214).

Revêtant une importance particulière, l’arrêt a été rendu par la grande chambre de la Cour, formation la plus solennelle. De surcroît, il est rare que la Cour constate qu’une ingérence n’ait pas de but légitime, pourtant en l’espèce la violation a été constatée à l’unanimité des juges. La présente affaire s’inscrit dans la lignée du grand arrêt Handyside de 1976, qui portait également sur un livre pour enfants et la liberté d’expression. Ainsi, la CEDH met encore davantage l’accent sur la tolérance et le pluralisme.

Références :

■ CEDH, gde. ch., 28 oct. 1999, Willie c/ Liechtenstein, n° 28396/95 AJDA 2000. 526, chron. J.-F. Flauss.

■ CEDH (déc), 15 févr. 2001, Dahlab c/ Suisse, n° 42393/98 AJDA 2001. 480, note J.-F. Flauss ; RFDA 2003. 536, note N. Chauvin.

■ CEDH, plén., 7 déc. 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, n° 5493/72

 

 

 

 

Auteur :Egehan Nalbant


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