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[ 22 septembre 2022 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Existe-t-il un droit général au rapatriement pour des femmes françaises et de leurs enfants ayant rejoint l’État islamiste?

S’il n’existe pas un droit général au rapatriement, le rejet d’une demande de retour doit pouvoir faire l’objet d’un examen individuel approprié, réalisé par un organe indépendant et détaché des autorités exécutives de l’État, sans qu’il doive s’agir, pour autant, d’un organe juridictionnel.

CEDH, gr. ch., 14 septembre 2022, n° 24384/19 et 44234/20

Deux femmes françaises sont parties en Syrie en 2014 et 2015 avec leurs compagnons pour rejoindre le territoire contrôlé par l’État islamique. Après la chute de cet État, elles ont été placées en détention avec leurs enfants dans des camps sous contrôle kurde.

Face au refus du Gouvernement français de répondre favorablement à la demande de rapatriement de leurs filles et petits enfants, les parents des deux femmes ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme.

Ils soutiennent que le refus de l’État de rapatrier leurs filles et petits-enfants retenus dans les camps du nord-est de la Syrie est contraire au paragraphe 2 de l’article 3 du Protocole n° 4 à la Convention selon lequel « Nul ne peut être privé du droit d'entrer sur le territoire de l'État dont il est le ressortissant ». Ils estiment que leurs proches sont arbitrairement privés du droit d’entrer sur le territoire national du fait de l’inaction des autorités françaises et considèrent que ces dernières doivent les rapatrier afin de protéger effectivement leur droit au retour en France.

■ Absence d’un droit général au rapatriement

Selon la Cour, l’article 3, § 2 du Protocole n° 4 consacre bien un droit d’entrer du ressortissant sur le territoire national. Toutefois, elle pose la question de savoir « si l’État français est tenu de faciliter l’exercice du droit d’entrer des intéressés au titre de ses obligations imposées par l’article 3, § 2 du Protocole n° 4, et en particulier s’il doit les rapatrier, étant rappelé que ceux-ci se trouvent dans une situation matérielle qui ne leur permet pas de se présenter à la frontière » (§ 254). 

Selon la Cour, il n’existe aucune obligation de droit international conventionnel ou coutumier obligeant les États à rapatrier leurs ressortissants. Ainsi, les citoyens français retenus dans les camps du nord-est de la Syrie ne sont pas fondés à réclamer le bénéfice d’un droit général au rapatriement au titre du droit d’entrer sur le territoire national garanti par l’article 3, § 2 du Protocole n° 4. En consacrant un tel droit, il existerait un risque d’aboutir à la reconnaissance d’un droit individuel à la protection diplomatique qui irait à l’encontre du droit international et du pouvoir discrétionnaire des États (§ 259).

■ Obligations positives d’un État

Toutefois, s’il n’existe pas un droit général au rapatriement, un État a certaines obligations positives à l’égard de ses ressortissants afin de rendre l’exercice de leur droit d’entrer concret et effectif. 

Ces obligations doivent recevoir « une interprétation étroite et n’obliger les États qu’en présence de circonstances exceptionnelles, par exemple lorsque des éléments extraterritoriaux menacent directement l’intégrité physique et la vie d’un enfant placé dans une situation de grande vulnérabilité ». Par ailleurs, « dans l’examen de la question de savoir si un État a respecté son obligation positive de garantir l’exercice effectif du droit d’entrer sur son territoire protégé par l’article 3, § 2 du Protocole n° 4 en présence de pareilles circonstances exceptionnelles, le contrôle se limitera à l’existence d’une protection effective contre l’arbitraire dans la manière dont l’État en question s’est acquitté de son obligation positive au titre de cette disposition » (§ 261).

■ Existence de circonstances exceptionnelles

La question de savoir, s’il existe, en l’espèce des circonstances exceptionnelles va permettre dans l’affirmative de regarder si la décision de la France de ne pas rapatrier les deux femmes et les trois enfants était entourée de garanties appropriées contre l’arbitraire

Dans cette affaire, la Cour conclut à l’existence de circonstances exceptionnelles : les camps du nord-est de la Syrie sont une zone de non-droit ; les conditions générales dans les camps doivent être considérées comme incompatibles avec les normes applicables en vertu du droit international humanitaire ; aucun tribunal ou autre organe international d’enquête n’a été mis en place pour décider du sort des femmes détenues dans les camps ; les autorités kurdes ont appelé à plusieurs reprises les États à rapatrier leurs ressortissants en raison notamment des conditions de vie dans les camps ; cette demande provient également de plusieurs organisations internationales et régionales et la France a officiellement indiqué que les mineurs français en Irak ou en Syrie ont droit à la protection de la République et peuvent être pris en charge et rapatriés. Il existe donc un risque d’atteinte à l’intégrité physique et à la vie des proches des requérants, en particulier celles de leurs petits-enfants.

■ Absence de garanties contre l’arbitraire

Le respect par l’État du paragraphe 2 de l’article 3 du Protocole n° 4 le contraint à prendre des garanties procédurales permettant d’éviter d’exposer les intéressés à l’arbitraire. 

Ainsi le rejet d’une demande de retour présentée doit pouvoir faire l’objet d’un examen individuel approprié, par un organe indépendant et détaché des autorités exécutives de l’État, sans pour autant qu’il doive s’agir d’un organe juridictionnel. 

La Cour précise ensuite les compétences de cet organe indépendant : il doit évaluer les éléments qui ont permis aux autorités de décider qu’il n’y avait pas lieu de faire droit à la demande et contrôler la légalité d’une décision rejetant une telle demande, soit que les autorités compétentes aient refusé d’y faire droit, soit qu’elles se soient efforcées d’y donner suite mais sans résultat. 

Grâce à ce contrôle le requérant pourra ainsi prendre connaissance, même sommairement, des motifs de la décision et vérifier que ceux-ci reposent sur une base factuelle suffisante et raisonnable. 

En l’espèce, il sera important que ce contrôle permette de vérifier que les autorités compétentes ont effectivement pris en compte, dans le respect du principe d’égalité s’agissant du droit d’entrer sur le territoire national, l’intérêt supérieur des enfants ainsi que leur particulière vulnérabilité et leurs besoins spécifiques. 

L’objectif est donc de mettre en place un mécanisme de contrôle des décisions de refus de retour sur le territoire national afin de vérifier que les motifs tirés de considérations impérieuses d’intérêt public ou de difficultés d’ordre juridique, diplomatique et matériel que les autorités exécutives pourraient légitimement invoquer sont bien dépourvus d’arbitraire.

Dans cette affaire, aucune explication spécifique n’a été donnée aux requérant sur le refus de rapatriement. Il convient pourtant de rappeler que la France a déjà assuré le retour de plusieurs mineurs sur le sol national. 

Pour la Cour, l’important est « de savoir si les intéressés ont eu accès à un contrôle indépendant des décisions implicites de refus de rapatriement prises à leur égard permettant d’examiner s’il existait des raisons légitimes et raisonnables dépourvues d’arbitraire justifiant ces décisions au regard des obligations positives découlant, dans le cas d’espèce et compte tenu des circonstances exceptionnelles …, du droit d’entrer sur le territoire national garanti par l’article 3 § 2 du Protocole n° 4. Or, tel n’a pas été le cas devant le Conseil d’État ou devant le tribunal judiciaire de Paris » (§ 281).

Selon la Cour, le fait pour la France de ne pas avoir formalisé de décision de refus de faire droit aux demandes des requérants et pour les juridictions internes de leur avoir opposé l’immunité juridictionnelle permet d’en déduire, qu’ils ont été privés « de toute possibilité de contester utilement les motifs qui ont été retenus par ces autorités et de vérifier qu’ils ne reposent sur aucun arbitraire », l’exercice d’un tel contrôle n’implique pas pour autant que le juge saisi se reconnaisse compétent pour ordonner la possibilité d’un rapatriement (§ 282).

La Cour en déduit que « l’examen des demandes de retour effectuées par les requérants au nom de leurs proches n’a pas été entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire ». 

Il y a ainsi eu violation de l’article 3 § 2 du Protocole n° 4. Le Gouvernement français devra donc reprendre l’examen des demandes dans les plus brefs délais, en l’entourant de garanties appropriées contre l’arbitraire, c’est-à-dire faire l’objet d’un examen individuel approprié, réalisé par un organe indépendant et détaché des autorités exécutives de l’État, sans qu’il doive s’agir, pour autant, d’un organe juridictionnel.

 

Auteur :Christelle de Gaudemont


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