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Droit de la responsabilité civile
Exonération totale du gardien de la chose : le fait de la victime doit être la cause unique de son dommage
Seul le fait de la victime à l'origine exclusive de son dommage fait obstacle à l'examen de la responsabilité du gardien de la chose.
Civ. 2e, 7 avr. 2022, n° 20-19.746 B
Le fait de la victime ne peut la priver de son droit à indemnisation que si elle a été la cause exclusive de son préjudice. Tel est l'enseignement essentiel de l'arrêt rapporté.
Après avoir consommé du cannabis et bu de l'alcool lors d'une soirée chez des amis, une personne s'était assise en pleine nuit sur le rebord d'une fenêtre située au 5e étage d'un immeuble pour y fumer une cigarette. Elle bascula dans le vide. Sa chute fut mortelle. Ses parents et sa sœur ont assigné en responsabilité le bailleur de l'appartement, le gestionnaire du logement et son assureur. La Cour d'appel les débouta de leur demande, au motif que le gardien de la fenêtre, présumé responsable, devait être totalement exonéré de sa responsabilité en raison de la faute d’imprudence de la victime, « déterminante dans la survenance du dommage » en sorte que « la fenêtre, même basse et dépourvue de garde-corps, ne peut être considérée comme étant anormale et, dès lors, comme l’instrument du dommage ».
Le pourvoi soutenait que la faute de la victime doit, pour être totalement exonératoire de la responsabilité du gardien de la chose, avoir joué un rôle causal exclusif dans la survenance du dommage, cette exclusivité ayant été démentie par les propres constatations des juges du fond, dont il ressortait que le comportement de la victime n’avait pas été la cause unique de sa chute. La cassation de leur décision est prononcée au visa de l'article 1242 al. 1er du code civil. La Haute juridiction rappelle tout d'abord la règle selon laquelle "(s)eul le fait de la victime à l'origine exclusive de son dommage fait obstacle à l'examen de la responsabilité du gardien de la chose". Elle relève ensuite que la Cour d’appel a constaté que "la fenêtre située au 5e étage et à 42 cm du sol de l'appartement, était dépourvue de garde-corps susceptible d'empêcher une chute, ce dont il se déduisait que l'imprudence de la victime n'était pas la cause exclusive du dommage". L’exonération partielle du gardien, mais non totale, pouvait donc seulement être prononcée.
Exceptionnelle, l’exonération totale du responsable, du fait de la victime, suppose que ce fait ait été la cause unique du dommage. En matière de responsabilité du fait des choses, il est courant d’affirmer que l’exonération totale du gardien dépend d’une faute de la victime revêtant les caractères de la force majeure. En l’espèce, la Cour de cassation la soumet à un fait de la victime constitutif de la cause exclusive de son dommage. À première vue distinctes, ces deux assertions sont en réalité identiques. En effet, lorsque le fait de la victime apparaît comme la cause exclusive du dommage, « il absorbe l’intégralité de la causalité » (Civ. 1re, 23 nov. 1999, n° 97-12.595 : la faute commise par la Caisse des dépôts a été entièrement « absorbée » par celle du notaire ; Com., 1er avr. 2008, n° 06-20.905 : la Cour d’appel « a fait ressortir que le préjudice de Mme D… prenait sa source dans sa carence exclusive ». Mais encore faut-il qu’il existe un lien de causalité entre la faute de la victime et le dommage subi par elle, Civ. 2e, 28 févr. 2013, n° 12-15.634). En vérité, il y a là une situation de force majeure pour le défendeur, de sorte que ce dernier est exonéré totalement : il n’y a pas de fait générateur de responsabilité de sa part, malgré l’apparence contraire ; ainsi le détournement de l’usage d’une chose ne présentant aucun risque dans son utilisation normale est un fait de la victime exonératoire de responsabilité (Civ. 2e, 24 févr. 2005, n° 03-18.135), de même que le skieur se jetant sur l’obstacle par excès de vitesse (Civ. 1re, 19 mars 1996, n° 94-13.998), ou encore le fait pour un client d’avoir heurté la porte « particulièrement visible » d’un magasin (Toulouse, 6 nov. 2001), sont la cause exclusive des dommages survenus.
Quod quis ex culpa sua damnum sentit, non intelligitur damnum sentire (Pomponius, Dig., Lib. L., Tit. XVII, 203) : celui qui éprouve un préjudice par sa faute n’est pas censé éprouver un préjudice. Corrélativement, la faute de la victime ne peut produire un effet totalement exonératoire que si elle a été la cause exclusive du dommage (Civ. 3e, 8 nov. 2005, n° 04-17.701). Du reste, l’exonération totale n’est possible que si le fait de la victime invoqué constitue bien une situation de force majeure, i. e. s’il a bien été imprévisible et insurmontable pour le défendeur. Les deux caractères sont cumulatifs. Les juges du fond doivent les relever, sous le contrôle de la Cour de cassation : ainsi a-t-elle pu rappeler qu’une cour d’appel ne peut pas se contenter de retenir que le gardien « pouvait s’attendre légitimement à un comportement plus professionnel de la part de la victime » (Civ. 2e, 23 oct. 2003, n° 02-16.155).
Les faits de l’espèce pouvant sur ce point semer le trouble, il est encore à noter que le simple fait de la victime, même non fautif, permet d’obtenir l’exonération totale dès lors qu’il est imprévisible et insurmontable (Civ. 1re, 31 janv. 1973, n° 71-12.953). Autrement dit, l’exonération du défendeur intervient par référence aux critères de la force majeure bien qu’en pratique, le fait de la victime est le plus souvent (mais pas toujours) une véritable faute, à l’instar de celle, d’imprudence, qui fut en l’espèce fatale à la victime. Enfin, malgré le cumul requis des caractères imprévisible et insurmontable du fait dommageable imputable à la victime, si un seul se rencontre, quel qu’il soit, la responsabilité subsiste, mais peut être atténuée.
De manière générale, on observe que la Cour de cassation se montre assez rigoureuse pour admettre l’exonération totale du gardien, la méticulosité de son contrôle étant justifiée par l’idée que des considérations tirées d’une responsabilité subjective ne devraient pas interférer dans un régime objectif de responsabilité (S. Hocquet-Berg, « Les prédispositions de la victime », in Mél. Groutel, Litec, 2006, souhaitant supprimer la force majeure des causes d’exonération du gardien). Mais une autre cause d’exonération totale du gardien, dont l’existence se trouvait en l’espèce posée, réside dans la théorie du rôle passif de la chose. Le gardien est en effet autorisé à démontrer que sa chose n’a joué qu’un rôle passif dans la survenance du dommage, ce qui revient à le dispenser d’établir un cas de force majeure. En revanche, comme le rappelle la décision rapportée, dès lors que la chose a joué un rôle, même partiel, dans la survenance du dommage, la faute de la victime ne peut en toute hypothèse avoir été la cause exclusive de celui-ci. L'exclusion de la responsabilité du gardien est alors hors de propos. Seule se justifie son exonération partielle.
Références :
■ Civ. 1re, 23 nov. 1999, n° 97-12.595 P : RTD civ. 2000. 345, obs. P. Jourdain.
■ Com., 1er avr. 2008, n° 06-20.905
■ Civ. 2e, 28 févr. 2013, n° 12-15.634 P : DAE, 28 mars 2013, note Merryl Hervieu ; D. 2013. 705.
■ Civ. 2e, 24 févr. 2005, n° 03-18.135 P : D. 2005. 1395, note N. Damas ; RTD civ. 2005. 407, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 1re, 19 mars 1996, n° 94-.13.998
■ Toulouse, 6 nov. 2001 : JAMP 2002/2, 441, obs. J. Julien.
■ Civ. 3e, 8 nov. 2005, n° 04-17.701 P : RDI 2006. 57, obs. P. Malinvaud.
■ Civ. 2e, 23 oct. 2003, n° 02-16.155 P: D. 2003. 2670.
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