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Droit du travail - relations individuelles
Feu, le « préjudice nécessaire » ?
Mots-clefs : Rupture du contrat de travail, Préjudice, Preuve, Préjudice nécessaire, Présomption, Droit fondamental
Par un arrêt du 13 avril 2016, la chambre sociale de la Cour de cassation abandonne sa jurisprudence relative au « préjudice nécessaire » en matière de remise tardive, à l’issue du contrat de travail, du bulletin de paie et du certificat de travail. Ce revirement signifie-t-il l’abandon total de la référence au « préjudice nécessaire » dans la jurisprudence de la chambre sociale ?
En l’espèce, après rupture de son contrat de travail, un salarié saisit le conseil de prud’hommes afin de se voir remettre, sous astreinte, divers documents dont son dernier bulletin de paie et son certificat de travail. L’employeur s’exécute lors de l’audience de conciliation. Le salarié présente alors une demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de cette remise tardive des documents. Débouté, il se pourvoit en cassation. La Haute juridiction rejette son pourvoi. Elle estime d’abord que « l'existence d'un préjudice et l'évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond ». Puis elle ajoute que « le conseil de prud'hommes, qui a constaté que le salarié n'apportait aucun élément pour justifier le préjudice allégué, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ».
Cet arrêt constitue assurément un revirement de jurisprudence, puisque la Cour de cassation retenait antérieurement des solutions parfaitement inverses. Par exemple, dans un arrêt de 2010, la Haute juridiction n’hésitait pas à casser un arrêt d’appel qui avait débouté une salariée de sa demande de dommages-intérêts pour défaut de remise d'un certificat de travail, d'un bulletin de paie et d'une attestation d'assurance chômage, au motif qu'elle ne justifiait d'aucun préjudice, « alors que le défaut de remise de ces documents entraînait nécessairement pour la salariée un préjudice qui devait être réparé » (Soc. 15 déc. 2010, n° 08-45.161). De manière tout aussi évidente, cet arrêt signe un retour vers le droit commun. En l’absence de texte, l’existence du préjudice doit être établie par le demandeur, en responsabilité contractuelle comme en responsabilité extra-contractuelle (V. notamment Cass., ch. mixte, 6 sept. 2002, n° 98-22.981), et même en responsabilité administrative (CE, avis, 6 avr. 2007, Cne de Poitiers, n° 299825). Il en va autrement si un texte le prévoit, comme le fait par exemple l’article 1145 du Code civil : « Si l'obligation est de ne pas faire, celui qui y contrevient doit des dommages et intérêts par le seul fait de la contravention ».
Quelle est la portée de ce revirement ? En l’espèce, il n’est question que du bulletin de paie et du certificat de travail dont la remise au salarié est prévue par le Code du travail (art. L. 1234-19 et L. 3243-2). Mais à en croire un conseiller référendaire de la Cour de cassation, c’est l’ensemble de la jurisprudence sur le « préjudice nécessaire » qui pourrait être abandonnée (V. L’abandon du préjudice nécessaire, un retour au droit commun, Entretien avec Philippe Florès, Semaine Sociale Lamy, 28 avr. 2016, n° 1721). Il faut d’abord relever la particularité de ce procédé qui consiste pour la Cour à faire préciser sa propre jurisprudence par ses propres conseillers dans des commentaires ou interviews postérieures… Le phénomène n’est pas nouveau, mais il peut paraître quelque peu déroutant, dès lors que l’on se trouve en présence d’un arrêt, comme c’est le cas en l’espèce, qui ne comporte aucun attendu de principe clairement généralisable. On peut à tout le moins penser que se trouve concernée la remise tardive de l’attestation « pôle emploi » qui permet au salarié dont le contrat a été rompu de s’inscrire comme demandeur d’emploi (C. trav., art. R. 1234-9). Le salarié devra donc établir, par exemple, que la remise tardive des différents documents lors de la rupture a retardé le paiement des allocations chômage.
Mais doit-il en aller de même en cas de violation de règles relatives à la procédure de licenciement (Soc. 29 avr. 2003, n° 01-41.364), de non-respect de l’obligation d’organiser des élections professionnelles (Soc. 17 mai 2011, n° 10-12.852) ou encore de respect par le salarié d’une clause de non-concurrence illicite (Soc. 11 janv. 2006, n° 03-46.933) ? Pour le maintien de ces jurisprudences, on pourra faire valoir des considérations pratiques, comme la difficulté de prouver le préjudice, et la nécessité de « responsabiliser » les employeurs en apportant des garanties efficaces pour les salariés. Reste que l’on pourra facilement rétorquer que ce n’est pas tant à la Cour de cassation, mais davantage au législateur, de se préoccuper de ces questions et d’établir, s’il le souhaite, des présomptions de préjudice ! D’un autre point de vue, on pourra aussi relever que dans plusieurs situations il a été porté atteinte à un droit fondamental. C’est le cas au moins pour les deux dernières jurisprudences citées relatives aux élections professionnelles et à la clause de non-concurrence. L’arrêt du 17 mai 2011 est ainsi rendu au visa de l’article 8 du Préambule de la Constitution de 1946 et de l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Quant à la clause de non-concurrence, on sait qu’elle emporte restriction du libre exercice d’une activité professionnelle. Or, dans de pareils cas, il faut peut-être considérer que la référence au « préjudice nécessaire » n’est pas tant le signe d’une présomption de préjudice, mais plutôt de ce que la violation du droit fondamental constitue en elle-même le préjudice. La caractérisation de l’atteinte au droit fondamental emporterait donc dans le même temps preuve du préjudice. Gageons que la Cour de cassation précisera sa jurisprudence dès que l’occasion lui en sera fournie !
Soc. 16 avril 2016, n° 14-28.293
Références
■ Soc. 15 déc. 2010, n° 08-45.161.
■ Cass., ch. mixte, 6 sept. 2002, n° 98-22.981 P, D. 2002. 2963fileadmin/actualites/pdfs/05_2016/00-12.932_Denis.pdf, note D. Mazeaud ; ibid. 2531, obs. A. Lienhard ; RTD civ. 2003. 94, obs. J. Mestre et B. Fages ; RTD com. 2003. 355, obs. B. Bouloc.
■ CE, avis, 6 avr. 2007, Cne de Poitiers, n° 299825, Lebon ; AJDA 2007. 831 ; ibid. 2377, note J. Rincon Salcedo.
■ Soc. 29 avr. 2003, n° 01-41.364 P.
■ Soc. 17 mai 2011, n° 10-12.852 P, D. 2011. 1424 ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2622, obs. P. Lokiec et J. Porta.
■ Soc. 11 janv. 2006, n° 03-46.933 P, Dr. soc. 2006. 465, obs. J. Mouly ; RTD civ. 2006. 311, obs. J. Mestre et B. Fages.
■ Préambule de la Constitution de 1946
Alinéa 8
« Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. »
■ Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
Article 27
« Droit à l'information et à la consultation des travailleurs au sein de l'entreprise : Les travailleurs ou leurs représentants doivent se voir garantir, aux niveaux appropriés, une information et une consultation en temps utile, dans les cas et conditions prévus par le droit de l'Union et les législations et pratiques nationales. »
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