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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Filatures et enquêtes privées : les limites du droit à la preuve
Mots-clefs : Civil, Preuve, Loyauté, Droit à la preuve, Filature, Enquêtes, Limites, Droit à la vie privée, Proportionnalité, Contrôle
Le droit à la preuve ne peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie privée qu'à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
Victime d'un accident corporel, la charpente surplombant le puits qu'il réparait au domicile d’une cliente s'étant effondrée sur lui, un réparateur avait invoqué, au cours des opérations d'expertise judiciaire diligentées à sa demande, des troubles de la locomotion. Contestant la réalité de ces troubles, la cliente ainsi que son assureur avaient, à l'occasion de l'instance en indemnisation du préjudice en résultant, produit quatre rapports d'enquête privée. La cour d’appel rejeta la demande de la victime tendant à voir écarter des débats ces rapports au motif que chacune des quatre enquêtes menées avait été de courte durée et que les opérations de surveillance et de filature n'avaient pas dépassé quelques jours, en sorte qu'il ne saurait en résulter une atteinte disproportionnée au respect dû à la vie privée. La Cour de cassation désavoue la juridiction d’appel en relevant « que les investigations, qui s’étaient déroulées sur plusieurs années, avaient eu une durée allant de quelques jours à près de deux mois et avaient consisté en des vérifications administratives, un recueil d’informations auprès de nombreux tiers, ainsi qu’en la mise en place d’opérations de filature et de surveillance à proximité du domicile de l’intéressé et lors de ses déplacements, ce dont il résultait que, par leur durée et leur ampleur, les enquêtes litigieuses, considérées dans leur ensemble, portaient une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée ».
Dépassant l'exigence de licéité de la preuve imposée par l'article 9 du Code de procédure civile, obligeant les plaideurs à « prouver conformément à la loi », la jurisprudence a progressivement érigé un principe de loyauté dans la recherche de la preuve (M.-E. Boursier, Le principe de loyauté en droit processuel, Dalloz 2003, spécialement n° 316 s.). Ce principe directeur de la procédure interdit à une partie au procès de produire un mode de preuve obtenu par un procédé déloyal. Il trouve sa justification dans le droit naturel qui impose le respect de la dignité de la justice, mais également dans le droit au procès équitable (Conv. EDH, art. 6. V. Civ. 2e, 7 oct. 2004, n° 03-12.653), dès lors que l'admission d'une preuve déloyale désavantage le plaideur qui se refuse à une telle conduite au profit de son contradicteur, malhonnête. La question de la proportionnalité de l'atteinte à la vie privée se déplace alors vers celle de la loyauté du procédé probatoire. Ainsi, la jurisprudence civile s'est-elle prononcée sur une série de faits probatoires concernant principalement, à l’origine, le contentieux du divorce, propice aux atteintes à la vie privée, mais également le contentieux social et, plus généralement, toutes les procédures civiles.
Protégé, le droit à la vie privée doit cependant, comme en témoigne la décision rapportée, être concilié avec le droit à la preuve, également défendu contre les atteintes susceptibles de lui être portées. En effet, existe aujourd’hui un véritable droit subjectif individuel à la preuve. Développée en France dans les écrits de Goubeaux, sa reconnaissance par la jurisprudence française, sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme, repose sur le constat de l’inefficacité d’un droit subjectif qui ne peut être prouvé. Dès lors, doit exister au profit de toute personne un droit subjectif fondamental, celui, de nature processuelle, à prouver l’existence de son droit subjectif substantiel.
Au soutien de l’effectivité de ce droit, les filatures et la production de rapports de détectives privés doivent néanmoins être déclarés irrecevables lorsque, considérées dans leur ensemble, il s’avère qu’elles constituent un acte d'espionnage caractérisé, abusivement attentatoire à la vie privée de la victime. Par exemple, dans un cas de divorce, la Cour de cassation a jugé que la filature d'une conjointe constituait une immixtion arbitraire dans sa vie privée, disproportionnée par rapport au but poursuivi, dès lors qu'elle avait été épiée, surveillée et suivie pendant plusieurs mois (Civ. 1re, 6 mars 1996, n° 94-11.273). De manière générale, et comme le confirme la décision rapportée, le critère de proportionnalité retenu par les juges tient à la durée et à l’ampleur de la filature en sorte que l'investigation, ainsi que le recours à des enquêtes privées, s’ils ne sont pas par principe proscrits, doivent néanmoins, dans leur exercice, être tempérés. Pour le mesurer, les juges recourent traditionnellement à un contrôle de proportionnalité, historiquement plus familier au juge européen qu’au juge français, ce contrôle s’appuyant sur une méthode particulière, celle d’une résolution casuistique des conflits, au cas par cas, sans possibilité de recours à des règles générales en sorte que les solutions, d’une espèce à l’autre, varient.
Aussi bien, si en l’espèce, la Cour juge disproportionnée l’atteinte portée à la vie privée de la victime, il n’est pas rare qu’elle reproche aux juges du fond de ne pas avoir recherché si la production des éléments de preuve litigieux était indispensable à l'exercice du droit à la preuve du demandeur, et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence (V. par ex. Com., 15 mai 2007, n° 06-10.606 : « méconnaît les dispositions des articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, la cour d'appel qui retient que la production en justice de pièces relatives à la santé du dirigeant d'une société constitue une atteinte à la vie privée de celui-ci sans rechercher si cette atteinte pouvait être justifiée par l'exigence de la protection des droits de la défense de la société et de ses actionnaires proportionnée au regard des intérêts antinomiques en présence » ; adde, Civ. 1re, 15 avr. 2012, n° 11-14.177).
Civ. 1re, 25 févr. 2016, n° 15-12.403
Références
■ Convention européenne des droits de l’homme
Article 6
« Droit à un procès équitable. 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.
2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à:
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu'il comprend et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense;
c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent;
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
e) se faire assister gratuitement d'un interprète, s'il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l'audience. »
■ Civ. 2e, 7 oct. 2004, n° 03-12.653 P, D. 2005. 122, note Ph. Bonfils.
■ Civ. 1re, 6 mars 1996, n° 94-11.273 P; D. 1997. 7, note J. Ravanas ; RTD civ. 1996. 360, obs. J. Hauser.
■ Com., 15 mai 2007, n° 06-10.606, D. 2007. 1605 ; ibid. 2771, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot ; Just. & cass. 2008. 205, Conférence G. Tapie ; RTD civ. 2007. 637, obs. R. Perrot ; ibid. 753, obs. J. Hauser.
■ Civ. 1re, 15 avr. 2012, n° 11-14.177, D. 2012. 1596, note G. Lardeux ; ibid. 2826, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 457, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2012. 506, obs. J. Hauser.
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