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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Floutage du visage d’officiers de police et liberté d’expression
La Cour européenne des droits de l’homme constate qu’une injonction interdisant la publication non floutée de vidéos d’un policier procédant à une arrestation porte une atteinte excessive à la liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10). Une telle injonction a un effet dissuasif à l’égard des médias concernés et pourrait mener à une interdiction inacceptable de toute future publication d’images non éditées de policiers dans l’exercice de leurs fonctions.
CEDH 31 oct. 2023, BILD GMBH & CO. KG c/ Allemagne, n° 9602/18 [anglais]
La requérante est une société exerçant une activité journalistique sur support papier et en ligne. Elle publie deux vidéos dans lesquelles une personne ayant un comportement agressif est plaquée au sol, et frappée de coups de pied et de matraque par des officiers de police. Le visage de l’un des officiers de police est clairement visible. La CEDH relève que « la vidéo ne donne aucune indication que [le policier] ait effectué un usage excessif de la force lors de l’arrestation » (pt. 9). L’officier de police enjoint la société à retirer la vidéo ou, à défaut, à brouiller son visage. Se voyant opposer un refus, il introduit une action en justice et obtient gain de cause devant les juridictions allemandes (pts. 10 à 13). Une injonction ordonnant le retrait, et l’interdiction de publication d’images non floutées de l’intéressé sans son consentement est émise. Après épuisement des voies de recours, la société requérante saisit la CEDH, affirmant que l’injonction porte atteinte à sa liberté d’expression.
■ Liberté d’expression. L’article 10 § 2 énonce que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et des responsabilités » et peut être soumis à des restrictions si celles-ci répondent à trois critères cumulatifs. Toute restriction à la liberté d’expression doit être prévue par la loi, constituer une mesure nécessaire dans une société démocratique, et poursuivre un but légitime. La Cour de Strasbourg constate l’existence d’une base juridique (pt. 25), et admet que l’atteinte au droit à la liberté d’expression poursuit l’objectif légitime de protection de la vie privée de l’officier de police (protection des droits d’autrui ; ibid.). Demeure la question de la nécessité qui présente une difficulté particulière.
■ Liberté d’expression et protection de la vie privée. En effet, la liberté d’expression est, en l’espèce, en concurrence avec le droit à vie privée de l’officier de police protégé au titre de l’article 8 de la Convention. La Cour souligne que, composante de la vie privée, « le droit de chacun à la protection de son image est (…) une des composantes essentielles de l’épanouissement personnel (…) » (pt. 29 ; v. aussi CEDH gd. ch., 10 nov. 2019, Lopez Ribalda et autres c/ Espagne, nos 1874/13 et 8567/13). La problématique de la mise en balance de la liberté d’expression et de la protection de la vie privée est examinée suivant six critères jurisprudentiels. Ce sont (i) la contribution de la publication à un débat d’intérêt général, (ii) la notoriété de la personne visée, (iii) la méthode d’obtention de l’information et sa véracité, (iv) la forme et le contenu de la publication, (v) ses conséquences, (vi) la sévérité de la restriction imposée. Ces critères ne sont pas limitatifs, d’autres peuvent être pris en compte selon les circonstances particulières de l’affaire (v. CEDH gd. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n° 39954/08 § 90 à 95).
Concernant la notoriété de l’intéressé, la Cour rappelle reconnaître que « les fonctionnaires, lorsqu’ils agissent à titre officiel, sont soumis à des limites plus amples de critiques acceptables que les particuliers » (pt. 33), mais cela ne saurait les priver « d’un intérêt légitime à protéger leur vie privée contre, entre autres, le fait d’être faussement dépeints comme abusant de leur fonction » (pt. 35)
Quant au contenu de la publication, La Cour effectue une distinction importante entre les deux vidéos publiées. La première vidéo est celle de l’arrestation lors de laquelle les officiers de police font usage de la force. La seconde témoigne des actes violents de l’individu appréhendé. La CEDH considère que les juridictions allemandes ont, par la décision de requérir le retrait et le floutage du visage de l’officier de police, effectué une mise en balance fructueuse de la liberté d’expression et de la protection de la vie privée (pt. 45). Le fait que l’injonction concerne également la seconde vidéo, ainsi que les publications futures est problématique : la Cour considère que les juridictions nationales ont « échoué à procéder à une mise en balance des intérêts contradictoires en ce qui concerne toute publication future » (ibid.), ou la seconde vidéo (pt 44).
Les juridictions allemandes ont considéré que le fait que les images ne dépeignent pas l’usage de la force publique de manière négative signifie que les images ne sauraient être considérées comme représentant un aspect de la vie contemporaine. Cet argument est rejeté par la Cour de Strasbourg, qui considère que le seul fait que l’usage de la force n’ait pas été représenté négativement ne saurait priver les médias de la protection accordée au titre de l’article 10 (pt. 42). Les vidéos contribuent à un débat d’intérêt général (pt. 31).
Enfin, la restriction était d’une sévérité injustifiée dans les circonstances de l’affaire selon la Cour, l’injonction s’appliquant non seulement aux images déjà publiées mais également à celles à venir. Elle souligne que la couverture médiatique de l’usage de la force par les agents de l’État revêt une importance particulière dans une société démocratique (pt. 42). Les juridictions allemandes auraient dû constater qu’une obligation de flouter les images d’agents de police impliqués dans une opération aurait un effet dissuasif portant atteinte au droit à la liberté d’expression de la société requérante (ibid.). Cela pourrait conduire à une « interdiction inacceptable (…) de toute publication, sans le consentement des personnes concernées, d’images non éditées de policiers accomplissant leurs fonctions » (pt. 45). Elle conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 de la Convention.
Références :
■ CEDH, gd. ch., 10 nov. 2019, Lopez Ribalda et autres c/ Espagne, nos 1874/13 et 8567/13 : AJDA 2020. 160, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2019. 2039, et les obs. ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ pénal 2019. 604, obs. P. Buffon ; Dr. soc. 2021. 503, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2020. 122, obs. B. Dabosville ; Légipresse 2020. 64, étude G. Loiseau ; RTD civ. 2019. 815, obs. J.-P. Marguénaud.
■ CEDH, gd. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n° 39954/08 : Légipresse 2012. 143 et les obs. ; ibid. 243, comm. G. Loiseau ; Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud.
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