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Droit des obligations
Force majeure : le retour inattendu du critère d’extériorité
Faute d’extériorité, ne constitue pas un cas de force majeure pour celle qui le subit le gel des avoirs d’une personne ou d’une entité qui est frappée par cette mesure en raison de ses activités.
Le problème politique majeur que pose l’élaboration du programme nucléaire iranien s’est trouvé à l’origine du renouvellement d’une question juridique centrale pour le juriste, celle de la notion de force majeure, cause exonératoire totale du débiteur dont la caractérisation représente, pour cette raison, un enjeu de taille alors que les contours exacts de cette notion pourtant traditionnelle demeurent, par les évolutions qu’elle subit, incertains, comme en témoigne la décision rapportée, rendue par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.
A l’origine, il s’agissait d’abord pour elle de se prononcer sur la nature et sur le régime du gel d’avoirs bancaires d’un établissement suspecté d’intervenir dans une affaire afférente au programme nucléaire de l’Iran, au sujet duquel le Conseil de sécurité des Nations unies avait pris diverses mesures. Après avoir affirmé la nécessité que la République islamique d’Iran mît en suspens toutes les activités soutenant son programme nucléaire, cette instance avait pris certaines mesures préalablement ordonnées par le Conseil des Gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique à l’effet d’empêcher que ce programme ne poursuivît qu’une finalité exclusivement pacifique. Dans cette perspective, le Conseil de sécurité avait demandé à l’ensemble des États membres des Nations unies de mettre en œuvre un certain nombre de mesures restrictives, dont le gel des fonds et des ressources économiques détenus par les personnes, entités ou organismes participant aux activités exercées en soutien du programme nucléaire iranien.
Dans le cadre de cette politique, le Conseil de sécurité avait alors désigné une banque (la banque Sepah), identifiée comme appartenant aux « entités concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques » de l’Iran auxquelles devait s’appliquer la mesure de gel des avoirs bancaires. Ses résolutions avaient ensuite été transposées par divers règlements en droit européen en sorte que sur tout le territoire de l’Union, et donc en France, se trouvaient ainsi gelés l’ensemble des avoirs détenus par la banque en question.
C’est de ce corpus supranational qu’est né dans l’ordre interne le litige ayant donné lieu à l’affaire ici commentée.
Par un premier arrêt rendu le 26 avril 2007 par la cour d’appel de Paris, la banque ainsi que diverses personnes physiques furent condamnées à verser à deux sociétés américaines d’importantes sommes d’argent, avec intérêts au taux légal à compter du prononcé de cette décision.
Puis, près de dix ans plus tard, le 17 janvier 2016, le Conseil de sécurité raya la banque de la liste des entités obligées d’appliquer les mesures restrictives préalablement décidées. S’appuyant sur l’arrêt d’appel du 26 avril 2007, les sociétés créancières américaines avaient alors, le 17 mai 2016, fait délivrer des commandements de payer aux fins de saisie-vente contre la banque puis le 5 juillet 2016, pratiquer des saisies-attributions et des saisies de droits d’associés et de valeurs mobilières appartenant à la Société générale, que la banque avait au titre du préjudice subi dénoncées.
Les 13 juin et 15 juillet 2016, la banque Sepah assigna alors ces sociétés devant le juge de l’exécution à l’effet de contester ces mesures d’exécution forcée. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 8 mars 2018 (Paris, pôle 4 - ch. 8, 8 mars 2018, n° 17/02093), approuva ces mesures et rejeta de surcroît la demande de la banque tendant à voir dire et juger que les mesures d’embargo prises à son encontre caractérisaient un cas de force majeure impliquant la suspension des intérêts.
La banque Sepah se pourvut alors en cassation, conduisant l’Assemblée plénière à rendre la décision ici rapportée.
Lui était principalement soumise la question de savoir si le gel des avoirs de la banque constituait un cas de force majeure empêchant les intérêts de courir sur les sommes restant dues aux sociétés créancières.
L’on sait la réponse négative que les juges du fond y avaient apportée. Leur motivation, appuyée sur la qualification de sanction du gel des avoirs bancaires résultant de la résolution des Nations unies l’ayant ordonné, était contestée par l’auteure du pourvoi, dont le moyen principal consistait au contraire à voir dans cette décision une cause étrangère l’exonérant de son exécution.
Cependant, la Cour régulatrice écarte par une autre argumentation la caractérisation alléguée d’un cas de force majeure ; ainsi affirme-t-elle en que « (n)e constitue pas un cas de force majeure pour celle qui le subit, faute d’extériorité, le gel des avoirs d’une personne ou d’une entité qui est frappée par cette mesure en raison de ses activités » (pt 9). Elle poursuit en déduisant qu’« (i)l en résulte que l’impossibilité où se serait trouvée la banque Sepah, qui n’a pas contesté sa désignation devant les juridictions de l’Union, d’utiliser ses avoirs gelés pour exécuter l’arrêt du 26 avril 2007, ne procède pas d’une circonstance extérieure à son activité » (pt 11). Et en conclut que « (p)ar ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, (…), la décision se trouve légalement justifiée » (pt 12).
Elle fonde cette substitution de motifs, selon la note explicative accompagnant l’arrêt, par le fait qu’« il ressort de la jurisprudence des juridictions de l’Union, que le gel des avoirs n’est pas une sanction, de sorte que la motivation de l’arrêt attaqué écartant la force majeure était erronée ». Elle précise également, aux termes de cette même note, que « la banque Sepah ayant été désignée par le Conseil de sécurité en raison de ses activités – puisque le motif de sa désignation était l’appui qu’elle apportait au programme de missiles balistiques iranien –, la mesure de gel ne remplissait pas à son égard la condition d’extériorité ».
Il ressort donc de ce qui précède que c’est le défaut d’extériorité lié aux activités de la banque qui justifie d’écarter la force majeure.
On ne peut que s’étonner voire même regretter la réapparition du critère d’extériorité comme élément constitutif de la force majeure, dont l’abandon semblait pourtant acquis au profit du binôme demeuré inchangé et semblait-il suffisant, de l’imprévisibilité et de l’irrésistibilité du fait constitutif de force majeure.
En effet, avant même la réforme du droit des obligations opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la jurisprudence avait déjà admis qu’un événement, même interne au débiteur, pût constituer un cas de force majeure (v. not. Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168; Civ. 1re, 10 févr. 1998, n° 96-13.316). La loi quant à elle ne dit point autre chose lorsqu’elle affirme, dans le nouvel article 1218, alinéa 1er, du Code civil substituant au critère d’extériorité de l’événement l’absence de maîtrise que le débiteur peut avoir sur sa survenance, qu’ « (i)l y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur » (V. l’avis de Monsieur le Procureur général François Molins, p. 30, qui souligne cependant que ce texte n’avait pas vocation à s’appliquer en l’espèce. ; v. égal. Le rapport du conseiller, p. 20). De manière générale, et malgré les doutes émis par une partie de la doctrine à cet égard (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 12e éd., Dalloz, 2018, nos 748 s.), il semblait clair que la loi et la jurisprudence s’accordaient pour exclure des éléments constitutifs de la force majeure le critère, certes traditionnel, de l’extériorité stricto sensu pour lui substituer le critère plus nuancé et réaliste tiré de l’événement dont la réalisation échappe à la volonté et au pouvoir d’action du débiteur.
Pour caractériser juridiquement la force majeure, seuls restent donc en principe décisifs les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité de l’événement. Rappelons encore qu’en matière extracontractuelle, l’Avant-projet de réforme de la responsabilité civile en date du 13 mars 2017 écarte également l’élément d’extériorité, son article 1253, alinéa 2 prévoyant qu’« (e)n matière extracontractuelle, la force majeure est l’événement échappant au contrôle du défendeur ou de la personne dont il doit répondre, et dont ceux-ci ne pouvaient éviter ni la réalisation ni les conséquences par des mesures appropriées ».
Or en l’espèce, le rôle de la banque fut, dans cette optique, certainement déterminant pour exclure un cas de force majeure, dès lors que « le comportement de la société Bank Sepah a un rôle causal dans la prise de décision du Conseil de sécurité des Nations unies ayant entraîné le gel de ses fonds et ressources économiques. En effet, l’inscription de la société Bank Sepah sur la liste des personnes assujetties aux mesures restrictives est la conséquence directe de son appui apporté à la prolifération des armes nucléaires par l’Iran » (Avis du procureur général, p. 37).
A première vue convaincant, et conforme au dernier critère de la force majeure tiré de la soustraction de l’événement au pouvoir de contrôle du débiteur, l’argument génère, après plus ample réflexion, un doute quant au fait qu’une décision de gel d’avoirs bancaires puisse en pratique pleinement relever du champ d’action et de pouvoir du débiteur, d’aucuns évoquant d’ailleurs, à ce sujet, l’application du « fait du prince » échappant par hypothèse au contrôle du débiteur (V. J. D. Tellier, Dalloz Actualité, 20 juillet 2020, citant, F. Luxembourg, Le fait du prince : convergence du droit privé et du droit public, JCP 2008. 119).
Contredisant les évolutions précédentes sur la notion de force majeure dont elle vient perturber l’unité finalement obtenue, la résurgence ici opérée du critère d’extériorité est non seulement regrettable mais également contestable au regard de la jurisprudence rendue à propos de l’exécution des obligations de somme d’argent excluant la possibilité même d’invoquer la force majeure pour échapper à une obligation de payer (Com. 16 sept. 2014, n° 13-20.306) dont on pensait pouvoir déduire qu’elle confortait l’idée déjà répandue selon laquelle il est toujours possible d’exécuter une obligation de ce type (V. G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations – Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du code civil, 2e éd., Dalloz, 2018, n° 622). A admettre en conséquence que les obligations de somme d’argent échappent purement et simplement à la force majeure, cette considération aurait opportunément permis à la Cour de rendre la même décision sans faire à tort renaître le critère d’extériorité dont le maintien contredit la volonté du législateur et fait fi de la jurisprudence dominante.
Cass., ass. plén., 10 juillet 2020, n° 18-18.542
Références
■ Paris, pôle 4 - ch. 8, 8 mars 2018, n° 17/02093
■ Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168 P : D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister, note P. Jourdain; ibid. 1566, chron. D.Noguéro; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain; ibid. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson.
■ Civ. 1re, 10 févr. 1998, n° 96-13.316 P : D. 1998. 539, note D. Mazeaud
■ Com. 16 sept. 2014, n° 13-20.306 P : D. 2014. 2217 , note J. François ; Rev. sociétés 2015. 23, note C. Juillet ; RTD civ. 2014. 890, obs. H. Barbier
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