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[ 18 novembre 2021 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Force majeure : nécessité d'un fait extérieur

L'effondrement d'une structure au stade Vélodrome causant un accident mortel n'est pas un cas de force majeure susceptible d’exonérer de sa responsabilité la commune de sa décision initiale de mettre ce lieu à la disposition de son créancier.

CE 4 oct. 2021, n° 440428

La commune de Marseille exploite un stade bien connu de la ville, le stade Vélodrome et à ce titre, conclut des conventions de mise à disposition avec divers utilisateurs, dont le club de football de la ville (l’Olympique de Marseille), à l’effet d’encadrer l'organisation des rencontres de football programmées par ce club. Parallèlement, la commune de Marseille avait conclu avec une société organisatrice de spectacles une convention de mise à disposition de ce même stade, en vue de l’organisation d’un concert, pour une période recoupant celle qui la liait également à l’Olympique de Marseille. Or lors des opérations de montage de la scène de spectacle où le concert devait se tenir, une structure métallique s’était effondrée, provoquant le décès de deux personnes. À la suite de cet accident, un match de football projeté par le club marseillais avait alors dû être délocalisé à Montpellier.

Estimant avoir subi un préjudice du fait de l'indisponibilité du stade, la société Olympique de Marseille (OM) avait saisi le tribunal administratif d’une requête en réparation à l’encontre de la commune de Marseille. Sa demande fut rejetée par la cour administrative d'appel, statuant sur renvoi après annulation d'un premier arrêt par une décision du Conseil d'État du 24 avril 2019. Cette juridiction considéra en effet que l'effondrement de la structure scénique prévue pour le concert et l'accident mortel qui s'en était suivi constituaient un cas de force majeure de nature à exonérer la commune de Marseille de toute responsabilité au regard du manquement à ses obligations contractuelles, établi par le fait non discuté que la commune n'avait pas été à même de mettre le stade à disposition de son cocontractant pour la rencontre sportive que ce dernier avait projeté. En effet, ces faits n'avaient pas pour origine une faute de la commune de Marseille, laquelle était étrangère à l'opération de montage de cette structure, mais résultaient de faits accidentels extérieurs à la commune ayant « le caractère d'un événement indépendant de sa volonté, qu'elle était impuissante à prévenir et empêcher ». Caractéristiques de la force majeure, ces éléments devaient en conséquence conduire à écarter toute responsabilité de la commune que le club sportif avait à tort voulu engager.

Ce dernier se pourvoit une nouvelle fois devant le Conseil d’État, qui prononce l’annulation de cette décision : bien que résultant des fautes, extérieures au pouvoir décisionnel de la commune et imputables à l’organisateur du spectacle, et à ses sous-traitants, dans le montage de la structure scénique, l'indisponibilité du stade n'aurait toutefois pu survenir sans la décision initiale de la commune de Marseille de mettre le stade Vélodrome à la disposition de société organisatrice du concert. En confondant l’extériorité de l’événement accidentel, effectivement hors du pouvoir de décision de la commune, avec celle prétendue de l’indisponibilité du stade réservé par le requérant, quant à elle directement liée à la décision de la commune de mettre le stade à disposition d’un autre utilisateur pour l'organisation d'un concert, « la cour a inexactement qualifié les faits soumis à son appréciation ». Il s’ensuit que la société Olympique de Marseille est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle a attaqué, et à obtenir la réparation du préjudice subi.

Conformément à l'article L. 821-2, alinéa 2 du Code de justice administrative, le Conseil d'État règle l'affaire au fond et confirme ainsi la responsabilité de la ville de Marseille. En effet, aux termes de la convention passée avec le club de football, ce dernier a le statut de « club résident » et est, à ce titre, prioritaire pour l'utilisation du stade lors des rencontres officielles, à charge pour la ville « d’en assurer l'entretien, la gestion ainsi que l'exploitation des différentes activités susceptibles de s'y dérouler en dehors des périodes de mise à disposition » de l’OM. En ne permettant pas à l’OM de disposer du stade pour une rencontre programmée, la ville de Marseille a manqué à ses obligations contractuelles et doit donc réparation, sans pouvoir prétendre à être exonérée de cette obligation de réparation par la force majeure.

L’arrêt rapporté présente l’intérêt de traduire la commune exigence, dans les ordres administratif et judiciaire, des trois critères constitutifs de la force majeure et surtout, de celui tiré de l’extériorité du fait la constituant, ceux liés à son imprévisibilité et à son irrésistibilité n’ayant jamais été contestés.

Concept général transcendant toutes les branches du droit, la force majeure est certes une notion partagée par le droit privé et le droit public, marquant la limite de l’autonomie du second par rapport au premier. Cependant, la réaffirmation par le Conseil d’État du triptyque consubstantiel à la notion par le rappel de son critère, traditionnel mais longtemps évincé par le juge judiciaire, tenant à son extériorité, mérite d’être soulignée : en ce sens, le présent arrêt doit être rapproché de celui rendu l’année dernière par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, dont l’enseignement aussi essentiel qu’inattendu tient dans la résurgence de ce critère d’extériorité comme élément constitutif de la force majeure, dont l’abandon en droit civil semblait pourtant acquis au profit du binôme demeuré inchangé et semblait-il suffisant, de l’imprévisibilité et de l’irrésistibilité du fait constitutif de force majeure (Cass., ass. plén., 10 juill. 2020, n° 18-18.542).

Entendu comme la soustraction de l’événement à la sphère d’intervention du débiteur d’une obligation ou de l’auteur d’un dommage, par l’extranéité de sa cause (force de la nature, fait d’un tiers, fait du prince), la loi et la jurisprudence civiles s’accordaient depuis longtemps pour exclure des éléments constitutifs de la force majeure ce critère originel pour lui substituer le critère plus concret tiré de l’événement dont la réalisation échappe à la volonté et au pouvoir d’action du débiteur. Ainsi l’article 1218, alinéa 1er, du Code civil substitue au critère d’extériorité de l’événement l’absence de maîtrise que le débiteur peut avoir sur sa survenance : « (i)l y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ». Et avant même la réforme du droit des obligations opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 dont ce texte est issu que la jurisprudence a, sur ce point, sans doute influencée, la Cour de cassation avait déjà plusieurs fois admis qu’un événement, même interne au débiteur, pût constituer un cas de force majeure (v. not. Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168; Civ. 1re, 10 févr. 1998, n° 96-13.316). Aussi bien, en matière extracontractuelle, le droit prospectif (Avant-projet de réforme de la responsabilité civile, 13 mars 2017) écarte-t-il également l’élément d’extériorité, son article 1253, alinéa 2 prévoyant qu’« (e)n matière extracontractuelle, la force majeure est l’événement échappant au contrôle du défendeur ou de la personne dont il doit répondre, et dont ceux-ci ne pouvaient éviter ni la réalisation ni les conséquences par des mesures appropriées ». À rebours de ces évolutions, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation réaffirma alors l’antique critère d’extériorité, redevenant ainsi tout aussi décisif que ceux tirés de son imprévisibilité et de son irrésistibilité.

La nouvelle convergence des juges administratif et judiciaire sur la nécessité d’un fait extérieur pour constituer la force majeure augure de la pérennité de ce critère traditionnel, que l’on ne peut qu’approuver au regard de l’effet que la force majeure emporte sur la responsabilité de celui qui la subit -son exonération totale-, laquelle justifie le cumul rigoureux des trois caractères devant l’établir. Encore convient-il d’établir chacun d’eux avec la même rigueur, en l’occurrence, celui lié à l’extériorité du fait considéré. Or dans cette affaire, le préjudice invoqué (l’indisponibilité du stade) trouvait sa cause première dans une décision prise par le débiteur contractuel (la mise à disposition du stade), relevant incontestablement de son champ contractuel d’intervention et du pouvoir de décision en résultant. Contrairement à ce qu’avait retenu la juridiction du second degré, le dommage subi par le requérant ne trouvait qu’incidemment sa source dans l’événement accidentel survenu, certes indépendant de la volonté de son cocontractant et donc extérieur à son pouvoir de décision mais cette cause, certes concourante du dommage, ne pouvait être jugée prépondérante au seul motif de sa proximité purement chronologique avec sa survenance (cet événement s’étant produit en dernier). La cause originelle du préjudice résidant dans la décision initiale de la commune de mettre le stade à disposition d’une société tierce, il convenait donc d’exclure cette dernière circonstance de l’appréciation de la responsabilité de la commune, en l’espèce engagée pour la faute qu’elle avait commise dans cette prise de décision, relevant de sa sphère interne d’intervention contractuelle et partant insusceptible de justifier, au nom de la force majeure, son exonération.

Références :

Cass., ass. plén., 10 juill. 2020, n° 18-18.542 P: DAE 15 sept. 2020, note Merryl Hervieu, D. 2020. 1473, et les obs. ; ibid. 2021. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 1353, obs. A. Leborgne ; ibid. 1832, obs. L. d'Avout, S. Bollée et E. Farnoux ; RTD civ. 2020. 623, obs. H. Barbier ; ibid. 895, obs. P. Jourdain

Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168 P: D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister, note P. Jourdain ; ibid. 1566, chron. D. Noguéro ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2006. 904, obs. B. Bouloc

■ Civ. 1re, 10 févr. 1998, n° 96-13.316 P: D. 1998. 539, note D. Mazeaud ; RTD civ. 1998. 674, obs. J. Mestre ; ibid. 689, obs. P. Jourdain

 

Auteur :Merryl Hervieu


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