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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Inaction du juge d’instruction et entrave au droit d’accès au juge
Le défaut de décision quant aux prétentions civiles résultant d’un grave dysfonctionnement du système, par exemple une inaction totale du juge d’instruction, ne porte atteinte au droit d’accès au juge que si le dysfonctionnement est l’unique cause, ou la cause déterminante de clôture de la procédure. Si le défaut de diligence du requérant a contribué au dysfonctionnement, il n’y a pas de violation du droit d’accès au juge (Conv. EDH, art 6 § 1).
CEDH, grd. ch., 24 sept. 2024, Fabri et autres c/ Saint Marin, n° 6319/21
Les requérants sont trois individus victimes d’infractions pénales alléguées. Deux auraient fait l’objet d’une agression physique, et le troisième, mineur au jour des faits, aurait été victime de harcèlement au cours d’un voyage scolaire. La mère du mineur effectue une demande formelle de constitution de partie civile. Une procédure d’instruction pénale est ouverte concernant les trois affaires. Mais le juge d’instruction ne prend aucune mesure, entraînant à terme la prescription des infractions alléguées et la clôture des procédures.
Les requérants affirment que l’inaction du juge d’instruction ayant entraîné la prescription, a eu pour effet de les priver de leur droit d’accès à un tribunal. Ils n’auraient pu, du fait de l’inaction des autorités, obtenir de décision sur les prétentions de caractère civil soulevées dans le cadre de la procédure pénale. La Conv. EDH consacre le droit d’accès à un tribunal à l’article 6 § 1 de la Convention. Les requérants saisissent la Cour européenne des droits de l’homme pour se prévaloir de ce droit.
La Cour de Strasbourg, dans un premier arrêt de chambre, conclut à la violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne l’un des trois requérants. Les circonstances sont qualifiées « d’extrêmes », et la clôture de la procédure d’« entièrement imputables aux autorités judiciaires du fait de leur totale inaction » (v. CEDH 18 oct. 2022, Fabri et autres c/Saint Marin, n° 6319/21, pt. 71). Le gouvernement Saint-Marinais demande cependant le renvoi des trois requêtes devant la Grande Chambre, formation la plus solennelle de la CEDH, en vue d’un réexamen.
Rappelons que le renvoi est prévu à l’article 43 de la Convention, elle est à l’initiative de toutes les parties à l’affaire dans un délai de trois mois. Cependant, cette procédure est exceptionnelle, et son bien-fondé fait l’objet d’un examen par un collège de cinq juges. La requête n’est admise que si l’affaire soulève une question grave, au sens général, ou relativement à l’application ou l’interprétation de la Convention (art. 43 § 2). En l’espèce, le renvoi est effectué.
■ Droit d’accès au juge. L’article 6 § 1 inclut un volet civil et un volet pénal.
Le volet pénal protège notamment les droits d’une personne faisant l’objet d’accusations au pénal (v. par ex. CEDH, grd. ch., 27 nov. 2008, Salduz c/ Turquie, n° 36391/02, pts. 50 et s.). Il n’inclut pas de droit, au bénéfice des parties civiles, de chercher à obtenir la condamnation des auteurs d’une infraction (arrêt préc., pt. 98, v aussi CEDH grd. ch., 14 avr. 2015, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c/ Turquie, n° 24014/05, pt. 218).
Le volet civil concerne les droits et obligations en matière civile. Les requérants disposent du droit d’accéder à un tribunal s’il existe une contestation sur ces droits ou obligation, telle que la réparation d’un dommage.
En l’espèce, la requête présente une difficulté : elle concerne une demande de réparation (matière civile) dans le cadre d’une procédure répressive (pénale).
Le volet civil de l’article 6 de la Conv. EDH peut-il s’appliquer dans le cadre d’une procédure pénale ?
La réponse est positive si six critères sont réunis. Le requérant doit disposer d’un droit matériel de caractère civil reconnu en droit interne (pt. 88) ; c’est-à-dire d’un droit dont il peut se prévaloir, qui est reconnu par le système juridique interne de l’État (1). Ensuite, le droit interne doit permettre au requérant de se prévaloir de ce droit à caractère civil dans le cadre de la procédure pénale (2) (ibid.). La victime doit agir pour faire valoir ce droit (3). Et, la procédure pénale doit être déterminante (4), en d’autres termes, « la procédure pénale doit conditionner le caractère civil » (conformément à CEDH, grd. ch., 12 févr. 2004, Perez c/ France, n° 47287/99, pt. 52 ; v. C. pr. pén., art. 4 pour le système français). La procédure doit revêtir un caractère judiciaire (5). Enfin, aucune autre démarche fondée sur le même droit ne doit être menée, en parallèle, devant une autre juridiction (6).
Les deux premiers critères sont remplis. Le droit Saint Marinois permet aux requérants de demander réparation du dommage dans le cadre d’une procédure pénale en se constituant partie civile. C’est aussi le cas en France, tel que le constate la Cour par un examen de droit comparé (pt. 38, v. C. pr. pén., art. 2 et 3). La procédure pénale conditionne aussi la réparation (en France, v. C. pr. pén., art. 4). Cependant, le troisième critère n’est rempli que pour le mineur, sa mère ayant effectué constitution de partie civile. Les requêtes des deux premiers requérants sont donc irrecevables. Les autres critères sont aussi remplis pour le troisième requérant.
■ Sur le fond. La Cour considère que la clôture d’une procédure pénale qui empêche qu’une décision fondée sur des prétentions civiles soit rendue ne constitue pas, en principe, une atteinte au droit d’accès à un tribunal si trois conditions cumulatives sont réunies. La décision de clôture doit être fondée sur des motifs légaux (1), qui ne doivent pas être appliqués de manière déraisonnable ou arbitraire (2), et le requérant doit disposer, dès le départ, d’une autre voie de recours lui permettant d’obtenir une décision sur ces prétentions civiles (3).
Cependant, si la clôture de l’infraction pénale résulte d’un grave dysfonctionnement du système, il convient d’examiner le comportement du requérant. La violation n’est constituée que si le dysfonctionnement est l’unique cause, ou la cause déterminante de clôture de la procédure. Si le requérant a disposé de tout autre recours, ou contribué au dysfonctionnement par un défaut de diligence, la Cour considère qu’il n’y a pas eu d’atteinte à son droit d’accès au juge.
La Cour constate et affirme être « préoccupée par le grave dysfonctionnement qui a touché Saint-Marin à l’époque pertinente ». Toutefois, elle estime que le troisième requérant n’a pas agi de manière diligente pour défendre ses intérêts. Il disposait de la possibilité avant de se constituer partie civile, ou après la clôture de la procédure pénale, d’engager une action en réparation devant les juridictions civiles, et s’en est abstenu. Dès lors, « on ne saurait dire que le troisième requérant n’a pas eu accès à un tribunal pour obtenir une décision sur ses droits de caractère civil ». La CEDH conclut à la non-violation de l’article 6 § 1.
Références :
■ CEDH 18 oct. 2022, Fabri et autres c/ Saint Marin, n° 6319/21
■ CEDH, grd. ch., 27 nov. 2008, Salduz c/ Turquie, n° 36391/02 : AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss.
■ CEDH grd. ch., 14 avr. 2015, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c/ Turquie, n° 24014/05
■ CEDH, grd. ch., 12 févr. 2004, Perez c/ France, n° 47287/99 : AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss ; D. 2004. 734, et les obs. ; ibid. 2943, chron. D. Roets ; ibid. 2948, chron. P.-F. Divier ; RSC 2004. 698, obs. F. Massias.
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