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[ 12 mai 2025 ] Imprimer

Procédure civile

Incompétence du juge judiciaire pour se prononcer sur les conséquences matérielles d’une décision prise par une jur-idiction ecclésiastique

Dans un arrêt rendu le 4 avril dernier en assemblée plénière, la Cour de cassation affirme qu’il n’appartient pas au juge judiciaire d’apprécier la régularité ou le bien-fondé des décisions prises par une autorité religieuse de nommer ou révoquer ses ministres du culte. En l’absence de contrat liant les parties, il ne lui appartient pas non plus de connaître des demandes d’indemnisation du préjudice matériel résultant de la cessation de ses fonctions religieuses.

Ass. plén., 4 avr. 2025, n° 21-24.439

Rendue au nom de la liberté de religion et du principe de séparation de l’Église et de l’État, la décision rapportée illustre la dualité des ordres normatifs juridique et religieux, transposant le principe général de leur distinction à l’ordre contractuel, qui doit rester imperméable aux normes ecclésiastiques.

Au cas d’espèce, l’Église catholique avait engagé une procédure interne contre un diacre, accusé d’agressions sexuelles. Un tribunal ecclésiastique avait en conséquence décidé de l’exclure de l’état clérical en lui retirant ses fonctions religieuses. En perdant ses fonctions, l’ex-diacre perdit aussi la rémunération et la protection sociale qui y étaient associées, ainsi que le logement mis à sa disposition par l’Église. Il a donc saisi le juge judiciaire pour obtenir l’annulation de la décision prononcée par la justice ecclésiastique et l’indemnisation des préjudices résultant de son renvoi. Rejetant l’exception d’incompétence soulevée par l’association diocésaine ayant procédé au renvoi de l’ancien diacre, le tribunal judiciaire se déclara compétent pour examiner la sentence prononcée par le juge ecclésiastique, mais rejeta les demandes formées en annulation de la sanction et en indemnisation. L’ex-diacre a donc interjeté appel. Or la juridiction du second degré s’est quant à elle déclarée incompétente pour examiner la demande aux motifs qu’il n’appartient pas au juge judiciaire, en vertu des principes de laïcité et d’autonomie des communautés religieuses, d’apprécier le bien-fondé d’une décision prise par l’autorité religieuse catholique, que l’appelant n’a pas usé des voies de recours internes, ouvertes par le droit canon, pour contester cette décision et que les préjudices invoqués, liés à la perte de fonctions ecclésiastiques, ne peuvent être qualifiés de droit à caractère civil. Devant la Cour de cassation, l’ancien diacre reprochait à la cour d’appel sa déclaration d’incompétence alors, d’une part, que la notion de procès équitable, consacrée par l'article 6, § 1, de la Conv. EDH, suppose que le justiciable ait été en mesure d’être entendu de manière effective et exclut donc, en dépit du principe de séparation de l’Église et de l’État, qu’un ancien membre du clergé soit privé de recours à l’encontre de la communauté religieuse qui l’a renvoyé lorsqu’il fait valoir des droits de caractère civil et, d’autre part, que la compétence des juridictions ecclésiastiques se cantonne aux litiges mettant en cause les règles internes de l’Eglise, quand celui qu’il soumettait à la juridiction étatique relevait autant de l’ordre normatif de l’Église que de celui de l’État dans la mesure où les parties avaient conclu un contrat comportant des engagements purement civils (attribution de missions en échange d’une rémunération, d’un logement de fonction, d’une assurance vieillesse et d’une assurance maladie). Ainsi, selon le demandeur au pourvoi, si la juridiction ecclésiastique saisie était compétente pour statuer sur l’application des règles propres à l’Église catholique, le juge judiciaire restait de son côté compétent pour trancher le litige dans ses aspects patrimoniaux, relevant du droit privé. Ce faisant, le pourvoi posait la question de l’existence d’un litige civil emportant la compétence du tribunal judiciaire (COJ, art. L. 211-3). Au-delà, il soulevait le problème du pouvoir des juridictions civiles de connaitre de l’application de certaines règles religieuses : si le juge judiciaire est par principe compétent pour trancher les litiges de nature patrimoniale (rémunération, protection sociale, logement), le reste-t-il lorsque la situation qu’on lui demande d’examiner est la conséquence directe d’une décision prise par la justice ecclésiastique ? Conformément à la dualité des ordres normatifs juridique et religieux découlant du principe de séparation de l’Église et de l’État, l’Assemblée plénière affirme qu’il n’appartient pas au juge judiciaire d’apprécier : 

-          la régularité ou le bien-fondé des décisions prises par une autorité religieuse de nommer ou révoquer ses ministres du culte ; 

-          la demande d’indemnisation du préjudice matériel que cause la perte de fonctions religieuses (perte de la rémunération et de la protection sociale, du logement de fonction…). 

Sous ces deux aspects, la décision prononcée par une autorité religieuse de renvoyer un diacre doit échapper au contrôle du juge judiciaire. En effet, la contestation d’une telle décision imposait, d’une part, d'apprécier la validité de la procédure suivie devant la juridiction ecclésiastique ainsi que le caractère fautif du décret de mise à exécution de cette décision, lesquels relèvent de l'autonomie religieuse. D’autre part, la demande indemnitaire consécutive à cette décision n’étant que la conséquence du renvoi du demandeur de l’état clérical, elle n’était pas détachable de son engagement cultuel, en sorte que la demande ne reposait pas sur un droit civil défendable au sens de l’article 6§1 de la Conv. EDH.

Cette décision s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (v. not. C. constit., 21 févr. 2013, n° 2012-297 QPC; pt 12), qui protège la liberté de conscience, le libre exercice des cultes et le principe de laïcité, lequel implique, notamment, l’exigence de neutralité de l’État en matière religieuse et l’affranchissement du statut des ministres du culte à l’encadrement des pouvoirs publics en sorte que le statut d’un diacre, relevant du droit canon, est par principe soustrait au contrôle de l’État et qu’une décision individuelle concernant un religieux échappe au contrôle du juge étatique, même administratif (pt 13). La solution rendue en assemblée plénière est également conforme à la position de la Cour européenne des droits de l’Homme qui protège, au nom de la liberté de religion, l’autonomie des communautés religieuses, ce principe interdisant à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre en son sein de nouveaux membres ou d’en exclure d’autres (CEDH, 9 juill. 2013, Sindicatul « Pastorul Cel Bun c.Roumanie, n° 2330/09 ; pt 17), celle-ci devant être totalement libre d’en déterminer les conditions et modalités. Par ailleurs, sur le terrain procédural des « droits défendables », entendus comme des droits juridiquement protégés par le droit interne (pt 8), la Cour de cassation ne contredit pas la jurisprudence européenne qui refuse de garantir le droit d’accès à un tribunal pour trancher un litige patrimonial relatif au service d’un ministre du culte, renvoyant au droit interne des États membres pour apprécier l’existence d’un droit défendable au sens de l’art. 6§1 (CEDH, GC, 14 sept. 2017, Karoly Nagy c. Hongrie, n° 56665/09). En l’espèce, le droit à l’indemnisation du préjudice matériel résultant directement d’une décision de révocation prise par une autorité religieuse ne peut constituer, au nom des principes qui précèdent, un droit défendable protégé par la Convention. 

La frontière entre les ordres juridique et religieux ici érigée pour soustraire le principe comme les conséquences de la sanction prononcée par l’autorité religieuse au contrôle du juge judiciaire n’est toutefois pas parfaitement étanche. Les Hauts magistrats réservent en effet une exception à l’incompétence du juge : lorsque le préjudice subi a pour origine la violation d’un droit dont la perte ne serait pas directement liée à la cessation des fonctions religieuses, le juge civil pourrait connaître de la demande d’indemnisation (par exemple, la violation d’un droit fondamental dont découle une faute civile délictuelle). Dans cette affaire, la demande d’indemnisation de l’ancien diacre, qui découle de la perte des contreparties matérielles accordées en raison des fonctions religieuses précédemment occupées, n’est pas jugée détachable de son engagement religieux. L’exception réservée n’est donc pas, en l’espèce, caractérisée. Pour fonder sa demande indemnitaire, le pourvoi avait pourtant tenté d’invoquer l’existence d’un contrat le liant au diocèse et couvrant l’exercice de son service religieux. Les conséquences purement matérielles résultant de la rupture du contrat allégué justifieraient la compétence du juge judiciaire. Cependant, l’existence d’un contrat de droit privé détachable de son engagement cultuel se voit ici sèchement écartée, conformément à la jurisprudence qui exclut dans cette hypothèse l’existence d’un contrat de travail (Soc. 20 janv. 2010, n° 08-42.207 ; Soc. 24 avr. 2024, n° 22-20.352 ; pt 14). L’impossibilité de rattacher la relation nouée entre les parties au litige à un contrat de droit privé justifie la solution : dès lors que l'engagement religieux n'est pas de nature à créer des obligations civiles, un ministre du culte ne saurait soutenir que les avantages matériels qui lui sont octroyés pour l'exercice de ses fonctions cultuelles le sont en exécution d'un contrat, en sorte qu’aucun préjudice réparable ne peut résulter de la rupture d’un contrat inexistant. Davantage qu’un contrat, la relation des intéressés traduit en réalité l’adhésion à un statut clérical qui, loin de se réduire à la réalisation de missions en échange d’une rémunération, d’un logement ou d’une protection sociale, emporte des engagements personnels et spécifiques à l’ordre religieux. Il y a, de ce point de vue, une différence de nature entre un engagement contractuel et un engagement cultuel qui explique l’incompatibilité de ce dernier avec plusieurs dispositions du droit civil, telles que la prohibition des engagements perpétuels et la liberté de chaque contractant de mettre fin à un contrat à durée indéterminée, sous réserve de respecter le délai de préavis contractuellement prévu ou un délai raisonnable. Ces règles de droit commun contractuel apparaissent difficilement conciliables avec les règles issues du droit canonique, pour lequel l’ordination vient consacrer un engagement à vie dont on ne peut être délié que dans des hypothèses extrêmement limitées. Au-delà des divergences de fond qui séparent ces deux types d’engagement, il convient de souligner que la reconnaissance d’un lien contractuel entre un clerc et une association cultuelle aurait des effets manifestement incompatibles avec le principe de laïcité. En effet, elle conduirait à intégrer le droit canonique au champ contractuel et confierait ainsi au juge un pouvoir de contrôle particulièrement élargi sur sa mise en œuvre et, en particulier, sur les sanctions prononcées à l’encontre d’un ministre du culte. La reconnaissance d’un lien contractuel affecterait donc significativement la neutralité à laquelle l’État est tenue en application de la loi de 1905. L’hypothèse d’un contrat repose en outre sur une distinction théorique qui semble difficile à mettre en pratique, compte tenu de l’imbrication des aspects patrimoniaux et religieux dont témoigne l’engagement litigieux. L’existence d’un contrat civil relatif à l’exercice du service religieux est donc écartée. La demande d’indemnisation ne pouvant être fondée sur la cessation d’un contrat de droit privé, mais seulement sur celle des fonctions religieuses, elle se voit rejetée. Cependant, l’idée défendue par le pourvoi d’une compétence résiduelle du juge judiciaire n’est pas écartée par la Cour qui réserve l’hypothèse d’un préjudice détachable de l’engagement religieux et partant, réparable par le juge judiciaire. Cette exception tend, au niveau européen, à reconnaître une compétence étatique pour contrôler le respect des droits fondamentaux au sein de l’Église (Karoly Nagy, préc.). En l’espèce, la violation d’un droit fondamental aurait ainsi pu être tirée d’une discrimination fondée sur l’origine ethnique du demandeur. Invoquée au fond par l’ancien diacre, elle dût toutefois être abandonnée, à hauteur de cassation, faute d’éléments probants suffisants.

Références :

■ C. constit., 21 févr. 2013, n° 2012-297 QPC AJDA 2013. 440 ; ibid. 1108, note E. Forey ; D. 2013. 510 ; ibid. 2014. 1516, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano ; RFDA 2013. 663, chron. A. Roblot-Troizier et G. Tusseau

■ CEDH, 9 juill. 2013, Sindicatul « Pastorul Cel Bun c.Roumanie, n° 2330/09 D. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2012. 442, obs. E. Martín Puebla ; ibid. 451, obs. Tiberiu Ticlea

■ CEDH, GC, 14 sept. 2017, Karoly Nagy c. Hongrie, n° 56665/09 : Dr. soc. 2016. 697, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly

■ Soc. 20 janv. 2010, n° 08-42.207 D. 2010. 377, obs. B. Ines ; JA 2010, n° 414, p. 12, obs. L. T. ; Dr. soc. 2010. 623, note J. Savatier ; ibid. 1070, note J. Mouly ; RDT 2010. 162, obs. J. Couard

■ Soc. 24 avr. 2024, n° 22-20.352 D. 2024. 823 ; JA 2024, n° 700, p. 12, obs. A. Kras ; Dr. soc. 2024. 832, obs. J. Mouly ; RDT 2024. 454, chron. A. Lefebvre

 

Auteur :Merryl Hervieu


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