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Droit de la responsabilité civile
Indemnisation des pertes de gains professionnels futurs : des conditions restrictives
Il résulte du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit que la victime d’un dommage corporel ne peut être indemnisée d’une perte intégrale de gains professionnels futurs que si, en raison du dommage corporel après consolidation, elle se trouve dans l’impossibilité définitive d’exercer une quelconque activité professionnelle lui procurant des gains.
Civ. 2e, 10 oct. 2024, n° 23-13.932
À la suite d’un accident de la circulation, la victime d’un dommage corporel a assigné le conducteur du véhicule et son assureur en indemnisation. La cour d’appel limita leur condamnation à une certaine somme ne permettant pas de couvrir la perte subie par la victime de gains professionnels futurs. La victime fit alors grief à la juridiction du fond de ne lui avoir accordé aucune indemnité à ce titre, en méconnaissance du principe de la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit, alors qu'à la date de cette décision, la demanderesse n'avait pas repris d'activité professionnelle, et qu'il ne pouvait être tenu pour certain qu'elle retrouverait ensuite un emploi lui procurant un salaire au moins égal au SMIC. Aussi la victime reprochait-elle à la cour d’appel d’avoir indemnisé sa perte de gains futurs par le biais d’une seule perte de chance de percevoir la différence entre un SMIC et un revenu équivalent à celui qui aurait été le sien au jour de la décision, quand l’aléa portait précisément sur la perception du SMIC lui-même et non sur la différence retenue, qui constituait une perte certaine impliquant que la victime ait d’ores et déjà été effectivement embauchée au SMIC. La deuxième chambre civile devait ainsi répondre à la question de savoir si la victime avait droit à l’indemnisation de sa perte intégrale de revenus pour l’avenir, basée sur le revenu qu’elle percevait avant l’accident et dont elle a été privée en raison du dommage ou si, de manière plus étroite, cette perte de gains devait être calculée en tenant compte d’un revenu fictif qu’elle serait en mesure de percevoir compte tenu de ses capacités résiduelles d’activité professionnelle. Adoptant une conception restrictive de l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs (PGPF), la Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle infère du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit que la victime d'un dommage corporel ne peut être indemnisée d'une perte intégrale de gains professionnels futurs que si, en raison de son dommage corporel, après la consolidation de son état, celle-ci se trouve dans l'impossibilité définitive d'exercer une quelconque activité professionnelle lui procurant des gains. Or, ayant relevé que si la victime était inapte, d'après les constatations médicales, à reprendre son activité professionnelle antérieure, l'arrêt d’appel a retenu qu'elle ne pouvait alléguer être inapte à tout emploi dès lors qu’en dépit de séquelles importantes, elle conservait une capacité de travail réelle et suffisante pour lui procurer des revenus équivalents au SMIC. La cour d'appel en a alors exactement déduit qu'en l'absence d'impossibilité définitive d'exercer une quelconque activité professionnelle lui procurant des gains, la victime ne pouvait prétendre à la réparation d’une perte intégrale de gains professionnels futurs et a souverainement évalué ce préjudice, sans faire application d'un coefficient de perte de chance.
La nomenclature dite « Dintilhac » définit le poste de perte de gains professionnels futurs (PGPF) comme l'indemnisation de la victime de la perte ou de la diminution de ses revenus consécutive à l'incapacité permanente à laquelle elle est confrontée, après consolidation, dans sa sphère professionnelle, à la suite du dommage corporel. Les juges du fond apprécient souverainement l'existence et le montant de ce chef de préjudice, ainsi que la force probante des éléments soumis à leur examen par les parties (Ass. Plén., 22 nov. 2002, n° 92-82.460). Toutefois, la Cour de cassation contrôle la motivation des juges du fond à l’aune du principe de la réparation intégrale du dommage, sans perte ni profit pour la victime. S’agissant des PGPF, il est constant en jurisprudence qu’à compter du moment où la victime n’est plus en mesure d’exercer une activité professionnelle dans les conditions antérieures à l’accident, il convient de retenir une perte de gains professionnels futurs, peu important que la victime soit toujours en recherche d’emploi ou qu’elle ne justifie pas avoir recherché un emploi compatible avec les préconisations de l’expert judiciaire, dans la mesure où elle n’a pas à minimiser son dommage dans l’intérêt du responsable. Par faveur pour la victime, la jurisprudence s’oppose à ce que la victime puisse, dans ces conditions, se voir refuser une indemnisation au titre des PGPF, ou voir diminuer celle-ci en raison de son absence de recherche d’emploi (Civ. 2e, 8 mars 2018, n° 17-10.151 ; Civ. 2e, 17 déc. 2020, n° 19- 15.969 ; Civ. 2e, 25 mai 2023, n° 21-23.075). En revanche, dans le cas de l’espèce d’une victime qui, en raison de l’accident, est devenue inapte à exercer sa profession antérieure, sans être totalement inapte à exercer tout emploi, mais qui n’a aucune activité professionnelle au jour de la liquidation, l’évaluation des PGPF est délicate. Deux thèses s’affrontent en jurisprudence. Selon la première, il convient de considérer que la victime, qui ne peut plus exercer son activité antérieure à l’accident en raison de ses séquelles et n’a pas d’emploi rémunéré au jour de la liquidation, doit se voir allouer la perte intégrale de ses revenus pour l’avenir dès lors qu’elle n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable et qu’elle a le droit d’être replacée dans la situation dans laquelle elle se trouvait avant l’accident. Dès lors, l’avenir étant par nature incertain, il suffit de constater qu’elle est sans emploi au jour de la liquidation et ne peut plus exercer son activité dans les conditions antérieures au dommage pour lui allouer, à l’avenir, l’équivalent de tous les revenus qu’elle percevait avant le fait dommageable (Civ. 1re, 9 mai 2019, n° 18-14.839 ; Crim. 14 janv. 2020, n° 19-80.108). Selon la seconde, qui a les faveurs de la Cour de cassation, il convient de considérer que dès lors que la victime n’est pas, au regard de ses séquelles physiques et psychiques, totalement inapte à exercer une quelconque activité professionnelle, celle-ci conserve une capacité de percevoir des gains qu’il convient de prendre en compte pour réduire le montant de son indemnisation afin de ne pas faire supporter aux payeurs une créance indemnitaire qui irait au-delà du préjudice qui sera réellement subi. Dans cette optique, la victime peut être indemnisée soit d’une perte de chance de percevoir les revenus qui étaient les siens avant le fait dommageable, soit de la différence entre ses revenus antérieurs et ceux qu’elle serait en mesure de percevoir à l’avenir, selon une évaluation souverainement estimée par les juges du fond (Civ. 2e, 24 mai 2018, n° 17-18.384 ; Civ. 2e, 24 nov. 2022, n° 21-17.323 ; Civ. 2e, 21 déc. 2023, n° 22-17.891 ; Civ.1re, 11 déc. 2019, n° 18-24.383 ; Civ. 2e, 8 févr. 2023, n° 21-21.283).
Par la présente décision, la deuxième chambre civile confirme sa jurisprudence antérieure, favorable à une approche restrictive de l’indemnisation des PGPF. Elle rappelle en ce sens que la victime d'un dommage corporel ne peut être indemnisée de la perte intégrale de gains professionnels futurs qu’à la condition de se trouver privée de la possibilité d'exercer « une quelconque activité professionnelle », ou d’être confrontée à « l'impossibilité définitive d'exercer une activité professionnelle ». Dans le cas de l’espèce où en raison du fait dommageable, la victime n’est plus apte à exercer son activité professionnelle dans les conditions antérieures à l’accident, mais n’est pas inapte à exercer tout emploi, le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime conduit donc la Cour à considérer que si la victime ne peut être privée de toute indemnisation du poste de PGPF, la perte de gains réparable ne peut toutefois être égale à la totalité de ses revenus antérieurs, mais doit être souverainement évaluée par les juges du fond, en l’occurrence à la perte de chance de percevoir la différence entre son revenu antérieur et le SMIC.
Références :
■ Ass. Plén., 22 nov. 2002, n° 92-82.460 : D. 2003. 108, et les obs. ; Rev. sociétés 2003. 359, note B. Bouloc ; RSC 2003. 325, obs. B. Bouloc ; RTD com. 2003. 390, obs. B. Bouloc
■ Civ. 2e, 8 mars 2018, n° 17-10.151
■ Civ. 2e, 17 déc. 2020, n° 19- 15.969
■ Civ. 2e, 25 mai 2023, n° 21-23.075
■ Civ. 1re, 9 mai 2019, n° 18-14.839
■ Crim. 14 janv. 2020, n° 19-80.108
■ Civ. 2e, 24 mai 2018, n° 17-18.384
■ Civ. 2e, 24 nov. 2022, n° 21-17.323
■ Civ. 2e, 21 déc. 2023, n° 22-17.891
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