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Droit de la responsabilité civile
Indemnisation des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions : autonomie de la réparation
En raison de sa spécificité, le préjudice « d’angoisse de mort imminente » doit être indemnisé de manière autonome de la réparation accordée à la victime au titre des souffrances endurées.
Ch. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624 P
■ Le préjudice autonome d’angoisse de mort imminente (AMI) – Réunie en chambre mixte, la Cour de cassation reconnaît pour la première fois l’existence autonome d’un préjudice « d'angoisse de mort imminente » (AMI) consistant, pour la victime décédée, à être demeurée entre la survenance du dommage (des coups de couteau) et sa mort, suffisamment consciente pour avoir envisagé sa propre fin. Ce dommage est distinct des préjudices moraux occasionnés par un dommage corporel et traditionnellement appréciés en tenant compte à la fois de la douleur physique et du retentissement psychologique ressenti par la victime.
Pour les Hauts magistrats, c’est « sans indemniser deux fois le même préjudice que la cour d’appel, tenue d’assurer la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour la victime, a réparé, d’une part, les souffrances du fait des blessures, d’autre part, de façon autonome, l’angoisse d’une mort imminente ».
■ La « nomenclature Dintilhac » – La loi ne prévoit pas de référentiel de réparation des préjudices corporels. Une nomenclature de ces préjudices, issue des travaux de la commission présidée par M. Jean-Pierre Dintilhac en 2005, s’est dès lors imposée comme une référence pour tous les acteurs de la réparation du dommage corporel : elle est utilisée par les juridictions judiciaires, les victimes, les avocats et les assureurs. Cette nomenclature dite « Dintilhac » prévoit une liste de « postes » correspondant à des définitions précises de divers préjudices. Tel est le cas du poste des souffrances endurées, définies par la nomenclature Dintilhac comme « toutes les souffrances physiques et psychiques, ainsi que des troubles associés, que doit endurer la victime durant la maladie traumatique, c’est-à-dire du jour de l’accident à celui de sa consolidation [état définitif des séquelles] ».
Ni limitative ni impérative, elle n’exclut cependant pas la reconnaissance de nouveaux chefs de préjudice.
■ La procédure – Au cours des dernières années, à la suite notamment des attentats de 2015 commis en France, la justice a été saisie de demandes en réparation de catégories de préjudices que la nomenclature Dintilhac n’avait pas envisagées. Ces demandes avaient principalement trait à l’indemnisation du préjudice d’angoisse subi par des victimes, directes ou indirectes, d’un acte de terrorisme ou, plus largement, d’une infraction de droit commun. Ainsi en est-il de la décision de la cour d’appel statuant en l’espèce sur l’indemnisation d’une victime d’un crime de violences volontaires avec armes ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Ses ayants droit, à savoir la mère et la sœur du défunt, avaient alors saisi la justice afin d’obtenir l’indemnisation du préjudice résultant, d’une part, des souffrances endurées par la victime avant son décès, d’autre part, de sa souffrance morale liée à la conscience qu’elle avait eue de sa mort avant son décès. Innomé par la nomenclature précitée, ce dernier chef de préjudice, dit « d’angoisse de mort imminente » (AMI), avait toutefois fait l’objet, en première instance puis en appel, d’une indemnisation distincte de celle accordée au titre des souffrances endurées. Débiteur de cette indemnisation, le FGTI a alors formé un pourvoi en cassation pour contester l’autonomie de la réparation de ce préjudice, selon lui inclus dans le poste des souffrances endurées qui vise non seulement les souffrances physiques, mais également les souffrances morales et psychiques en résultant, dont le préjudice moral de mort imminente.
■ Le problème de droit et les réponses de la Cour de cassation – Le problème de droit soulevé par le pourvoi était le suivant : ce préjudice doit-il être inclus dans le poste des souffrances endurées de la nomenclature dite « Dintilhac » ou être réparé comme un préjudice autonome ? Or jusqu’à présent, les différentes chambres de la Cour de cassation n’apportaient pas à cette question de réponse uniforme :
– la chambre criminelle admettait la possibilité d’évaluer le préjudice d’AMI séparément du poste des souffrances endurées (Crim. 23 oct. 2012, n° 11-83.770 : « sans procéder à une double indemnisation, (la cour d’appel) a évalué séparément les préjudices distincts constitués par les souffrances endurées du fait des blessures et par l'angoisse d'une mort imminente » ; 15 oct. 2013, n° 12-83.055 : « les préjudices distincts constitués, d’une part, par les souffrances endurées du fait des blessures et, d’autre part, par l’angoisse d’une mort imminente » ; contra, 11 juill. 2017, n° 16-86.796 : la cour d’appel ayant souverainement apprécié « le préjudice résultant des souffrances endurées, incluant l'angoisse de mort ») ;
– la deuxième chambre civile refusait quant à elle une indemnisation séparée de celles-ci. De manière générale, cette chambre retient que « le préjudice moral lié aux souffrances psychiques et aux troubles qui y sont associés, est inclus dans le poste de préjudice temporaire des souffrances endurées, quelle que soit l'origine de ces souffrances » (ex. à propos d’un choc émotionnel ressenti par la victime de faits de violences : Civ. 2e, 16 sept. 2010, n° 09-69.433 – à propos d’un préjudice d’avilissement d’une victime de prostitution forcée : Civ. 2e, 16 janv. 2020, n° 19-10.162). En ce qui concerne spécialement le préjudice d’AMI, elle a, dans la droite ligne de sa jurisprudence, veillé à son rattachement au poste souffrances endurées de la nomenclature Dintilhac (Civ. 2e, 20 oct. 2016, n° 14-28.866 : la cour d’appel ayant à bon droit réparé, au seul titre des souffrances endurées, les souffrances morales de la victime qui a eu la conscience inéluctable de l'imminence de son décès ; Civ. 2e, 2 févr. 2017, n° 16-11.411 ; 29 juin 2017, n° 16-17.228 ; 14 sept. 2017, n° 16-22.013 : cassation des arrêts ayant, en contradiction avec cette jurisprudence, indemnisé séparément le préjudice de la victime directe d’un assassinat, lié à la conscience de sa mort prochaine) ;
– la première chambre civile paraît n’avoir statué que par un seul arrêt, au demeurant non publié, sur la question de l’autonomie du préjudice d’AMI. Elle a jugé que le préjudice moral lié aux souffrances psychiques et aux troubles qui y sont associés étant inclus dans le poste de préjudice des souffrances endurées, quelle que soit l'origine de ces souffrances, l'AMI éprouvée par la victime ne peut justifier une indemnisation distincte qu'à la condition d'avoir été exclue de ce poste (Civ. 1re, 26 sept. 2019, n° 18-20.924). Elle entendait ainsi appliquer la jurisprudence de la deuxième chambre civile, mais en réservant l’hypothèse, quoique non réalisée dans l’espèce qui lui était soumise, dans laquelle les juges du fond n’auraient pas réparé le préjudice d’AMI dans le cadre des souffrances endurées, violant ainsi le principe de réparation intégrale du préjudice.
■ Réunion et décision de la chambre mixte – La chambre mixte de la Cour de cassation siège non seulement lorsqu'une affaire pose une question juridique qui relève des attributions de plusieurs chambres de la Cour, mais également lorsque les chambres apportent des solutions divergentes à la question posée.
Ainsi décide-t-elle, en réponse à la question controversée qui était en l’espèce soulevée, que le préjudice d’AMI est un chef de préjudice autonome intégralement réparable. Consacrant la thèse de l’autonomie, elle crée ainsi un nouveau poste de préjudice à intégrer dans la nomenclature Dintilhac. Distinct du poste des souffrances endurées, ce préjudice d’AMI justifie l’octroi d’une réparation séparée de celles-ci, qui ne méconnaît donc pas le principe de la réparation sans profit pour la victime.
■ Appréciation – Le choix de l’autonomie repose sur la prise en compte de la spécificité du préjudice d’AMI. Il désigne un type de souffrance distinct du préjudice moral subi au titre des souffrances endurées, résultant de la conscience qu’a la victime de la gravité des atteintes à son intégrité corporelle (Civ. 2e, 9 déc. 2004, n° 03-15.962).
En cas d’angoisse de mort imminente, la nature, le degré et la temporalité de la souffrance éprouvée, justifient son indépendance du poste des souffrances endurées. Tout d’abord, la victime demeurée suffisamment consciente pour avoir envisagé sa propre mort endure une souffrance psychique particulière constituée par l’angoisse de l’imminence de sa propre fin. De nature existentielle, ce chef de préjudice suppose une identification distincte et justifie une réparation séparée de celle des souffrances endurées. Au-delà de la singularité de sa nature, le préjudice d’AMI présente un degré de souffrance morale également spécifique : conçu dans une approche situationnelle où la victime se trouve soumise à une angoisse profonde due à son implication dans une conjoncture exceptionnelle, ce préjudice nouveau permet de saisir l’intensité de la douleur morale née de l'incertitude de son sort ou de l'effroi de la représentation de sa propre mort. Partagée par une partie de la doctrine et appelée de leurs vœux par les avocats et les victimes, l’option de l’autonomie est conforme à l’élargissement progressif de la conception du préjudice d’angoisse, visant à prendre en compte l’angoisse profonde de la victime exposée à un événement violent inclus dans un contexte exceptionnel et traumatique. Ainsi est-ce moins le rattachement du préjudice d’AMI au poste des souffrances endurées qui pose problème que l’incapacité de ce poste à accueillir un préjudice d’angoisse plus large dans sa définition matérielle et plus étendu dans sa manifestation temporelle. En effet singulière, la temporalité de ce préjudice soutient également l’autonomie de sa réparation : visant la conscience qu’a la victime de l’imminence de sa mort entre le moment de l’acte infractionnel, accidentel ou terroriste et son décès, ce préjudice étalé dans le temps se distingue là encore de celui des souffrances endurées avant le décès qui sont, quant à elles, immédiates, en lien direct avec l’acte dommageable.
Incluant au premier chef l’AMI, le préjudice situationnel d’angoisse des victimes directes est spécialement lié à une situation ou à des circonstances exceptionnelles résultant de tout acte soudain et brutal, notamment d’un accident collectif, d’une catastrophe, d’un attentat ou d’un acte terroriste, et provoquant chez la victime, pendant le cours de l’événement, une très grande détresse et une angoisse existentielle dues à leur conscience d’être exposées à la mort.
La Cour de cassation affirme clairement le caractère spécifique de ce préjudice et le principe de sa réparation autonome en créant un nouveau « poste » au sein la nomenclature Dintilhac.
Références :
■ Crim. 23 oct. 2012, n° 11-83.770 P : D. 2012. 2659 ; ibid. 2013. 1993, obs. J. Pradel ; ibid. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout ; AJ pénal 2012. 657, obs. P. de Combles de Nayves ; RTD civ. 2013. 125, obs. P. Jourdain.
■ Crim. 15 oct. 2013, n° 12-83.055 : D. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout.
■ Crim. 11 juill. 2017, n° 16-86.796
■ Civ. 2e, 16 sept. 2010, n° 09-69.433 P : D. 2010. 2228, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2011. 632, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin.
■ Civ. 2e, 16 janv. 2020, n° 19-10.162
■ Civ. 2e, 20 oct. 2016, n° 14-28.866 P
■ Civ. 2e, 2 févr. 2017, n° 16-11.411 P : D. 2017. 350 ; ibid. 2224, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz.
■ Civ. 2e, 29 juin 2017, n° 16-17.228 : D. 2017. 2224, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz.
■ Civ. 2e, 14 sept. 2017, n° 16-22.013
■ Civ. 1re, 26 sept. 2019, n° 18-20.924 : D. 2019. 2459, note G. Hilger.
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