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Droit de la responsabilité civile
Indemnisation d’une perte de chance : renforcement du rôle du juge
Lorsque le juge constate qu’une faute a privé la victime d’une chance d’empêcher la survenance de son dommage, il doit condamner le responsable à réparer ce préjudice. Il ne peut refuser cette indemnisation au motif que la victime demandait la réparation intégrale de son dommage et non de la perte de chance de l’éviter.
Ass. Plén., 27 juin 2025, n° 22-21.812 et 22-21.146
L’Assemblée plénière de la Cour de cassation devait se pencher sur le rôle du juge saisi d’une action en responsabilité visant à faire réparer l’intégralité d’un dommage, alors que la faute commise a seulement causé la perte d’une chance d’éviter ce dommage. Par deux arrêts rendus le 27 juin 2025, la Haute Juridiction retient que le juge qui constate l’existence d’une perte de chance doit indemniser celle-ci, quand bien même le demandeur sollicitait initialement la réparation intégrale de son dommage.
Rappel du cadre juridique
◼ La perte de chance
L’engagement de la responsabilité personnelle (C. civ., art. 1240) suppose de démontrer la commission d’une faute à l’origine d’un préjudice. La personne dont la responsabilité est recherchée peut alors être condamnée à réparer l’intégralité du préjudice.
Il arrive cependant que la faute commise prive seulement la victime de la possibilité que survienne un événement favorable. On parle alors de « perte de chance » pour désigner ce type de préjudice, qui correspond à une partie seulement de l’entier dommage. À la condition d’être direct et certain, ce préjudice est réparable : la jurisprudence retient en ce sens que l’élément de préjudice constitué par la perte d’une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la perte, par l’effet du fait générateur de responsabilité, de la probable survenance d’un événement profitable à la victime. Cette double condition liée la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable à la victime signifie que la jurisprudence accepte d’indemniser la chance perdue par la victime dès lors que la réalisation de cet événement n'était pas simplement hypothétique, mais réelle et sérieuse (Civ. 1re, 21 nov.2006, n° 05-15.674 ; Com. 17 nov.2021, n° 20-12.954). C’est dire que pour être réparable, la perte de chance doit elle-même présenter, de manière autonome, les caractères que doit réunir tout préjudice réparable.
Il en résulte que la réparation de la perte de chance se détermine à hauteur de la chance perdue, lorsque l’entier dommage n’est pas juridiquement réparable. Son évaluation est donc fonction du préjudice intégral, mais ne peut jamais équivaloir, dans son montant, à celui-ci.
Exemple : une personne provoque un accident qui blesse un étudiant, l’empêchant de se présenter à un examen et d’obtenir son diplôme. Or, si cet étudiant avait passé son examen, il n’est pas certain qu’il aurait été diplômé. Le préjudice qui peut être réparé est donc la perte de chance pour cet étudiant de réussir son examen et non de ne pas avoir obtenu son diplôme.
◼ Le rôle des parties et du juge lors du procès civil
Lors du procès civil, les parties délimitent l’objet du litige qu’elles entendent soumettre au juge : elles lui présentent les faits et lui soumettent leurs demandes.
Le juge doit se prononcer sur tout ce qui lui est demandé, mais pas au-delà : il n’est autorisé à statuer que sur ce qui lui est demandé.
Toutefois, c’est le juge qui détermine le droit applicable à la résolution du litige : dès lors, si le fondement juridique invoqué par les parties n’est pas approprié au cas litigieux, le juge peut s’appuyer sur une règle de droit différente de celle qui a été invoquée par les parties.
Contexte des deux affaires
Présentons brièvement les faits à l’origine des deux affaires portées devant l’Assemblée plénière.
Dans la première affaire, après avoir licencié l’un de ses salariés, une société fut condamnée à lui verser une indemnité en contrepartie de la clause de non-concurrence à laquelle le salarié licencié se trouvait soumis. La société reprocha ensuite à l’avocat l’ayant représentée dans cette procédure de ne pas lui avoir indiqué que, si elle avait libéré le salarié de cette clause de non-concurrence, elle n’aurait pas eu à l’indemniser. La société a donc assigné son avocat en responsabilité et demandé sa condamnation au paiement d’une somme équivalente au montant de l’indemnité versée. Le juge du fond a considéré que l’avocat avait certes manqué à son obligation d’information et de conseil, mais il a également constaté que même si la société avait été valablement informée, il n’est pas certain qu’elle aurait renoncé à cette clause de non-concurrence. Partant, la faute de l’avocat a seulement fait perdre à sa cliente une chance de ne pas avoir à verser une indemnité au salarié. La société a alors formé un pourvoi en cassation contre cette décision, ayant rejeté sa demande en réparation au motif qu’elle avait demandé la réparation intégrale d’un dommage qui ne pouvait être que partiellement réparé.
Dans la seconde affaire, une société avait acheté un immeuble en sorte d’y créer des bureaux destinés à la location. Or l’acheteuse n’a finalement pas pu réaliser cet aménagement, faute pour le vendeur d’avoir obtenu l’autorisation administrative nécessaire à la réalisation de ce type de projet. Estimant que le notaire ayant rédigé l’acte de vente aurait dû vérifier en amont que ce projet d’aménagement en bureaux était réalisable et, ainsi, la mettre en garde contre l’éventualité d’un refus d’autorisation, la société acheteuse a assigné le notaire en responsabilité et demandé à ce qu’il répare la totalité de son préjudice financier et de sa perte d’exploitation. Le juge du fond a estimé que si le notaire avait manqué à son devoir d’information, sa faute avait seulement privé la société de la possibilité de renoncer à la vente ou d’acheter le bien à des conditions financières plus favorables. Il a donc rejeté la demande d’indemnisation formée par la société. Celle-ci a formé un pourvoi en cassation contre cette décision lui ayant refusé toute réparation, même partielle, du préjudice qu’elle avait subi.
Identification du problème
La question posée à la Cour de cassation était la suivante : lorsqu’une personne demande à ce que son dommage soit réparé dans sa totalité, le juge doit-il refuser toute indemnisation si la faute constatée n’a causé qu’une perte de chance ?
Cette question principale se décline en deux sous-questions :
1 - Le lien qui existe entre un dommage et la perte de chance d’éviter ce dommage : s’agit-il de préjudices distincts ou bien le fait de demander la réparation de l’intégralité d’un dommage revient-il à demander, a minima, la réparation d’une perte de chance d’éviter la réalisation de ce dommage ?
2 - Le rôle du juge : lorsque le juge constate que la faute commise n’a pas causé l’intégralité du dommage, peut-il (voire doit-il) rechercher si cette faute est à l’origine d’une perte de chance ? Le juge déborde-t-il du cadre du litige, tel qu’il doit avoir été défini par les parties, s’il indemnise la perte d’une chance alors que seule la réparation intégrale du dommage lui était ab initio demandée ?
Éléments de réponse
Dépendance des préjudices - Excluant de différencier les préjudices invoqués, la Cour considère que lorsque le demandeur sollicite la réparation intégrale d’un préjudice certain dont la preuve n’est pas rapportée, il pourra néanmoins obtenir une réparation partielle sur le fondement d’une perte de chance qui n’aurait pas été plaidée. Autrement dit, la perte de chance peut être indemnisée même si la demande initiale visait uniquement la réparation intégrale du dommage. La solution se comprend en raison du lien unissant la perte de chance au dommage intégral : bien que distinct de l’entier dommage (Civ. 1re, 12 nov. 1985, n° 84-12.759), le préjudice de la perte de chance en demeure dépendant : dans la mesure où elle permet de réparer une part de l’entier dommage, la perte de chance est, d’une part, soumise aux mêmes conditions de réparabilité et, d’autre part, son évaluation ne peut être mesurée qu’en tenant compte du dommage intégral.
Teneur du rôle du juge - Concernant l’office du juge, la Cour estime, sur le fondement de la prohibition du déni de justice (art. 4 C. civ.), que le juge ne peut refuser de réparer un dommage dont il a constaté l’existence en son principe. Il peut dès lors, « sans méconnaître l’objet du litige, rechercher l’existence d’une perte de chance d’éviter le dommage alors que lui était demandée la réparation de l’entier préjudice ». Lorsque la faute dénoncée par la victime n’explique pas à elle seule la survenance du dommage, le juge peut chercher à déterminer dans quelle mesure cette faute a tout de même pu réduire les chances de la victime de l’éviter. Ce faisant, le juge ne déborde pas du cadre du litige tel qu’il revient aux parties de l’établir : en effet, la perte de chance est mesurée à l’aune de l’entier dommage, objet de la demande initiale. Dans le respect du contradictoire, le juge invitera toutefois les parties à présenter leurs observations sur cette perte de chance.
La Cour ajoute qu’en toutes hypothèses, le juge « ne peut refuser d’indemniser une perte de chance (…) dont il constate l’existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale lui était demandée ». Dès lors que le juge constate l’existence d’une perte de chance, il ne peut refuser sa réparation au motif que la victime n’en avait pas fait la demande.
Raison pour laquelle l’Assemblée plénière casse les deux arrêts attaqués. Ainsi la Cour balaye-t-elle, dans le sens de la jurisprudence dominante (Civ. 1re, 20 janv. 2021, n° 19-18.585 ; Com. 9 nov. 2022, n° 21-11.753 ; Civ.1re, 1er mars 2023, n° 21-25.868 ; Civ. 3e, 7 nov. 2024, n° 23-12.315), l’argument textuel tiré des articles 4 et 5 du Code de procédure civile, à partir desquels certains arrêts avaient retenu une conception stricte du principe dispositif au point de refuser de mettre à la charge du juge, écartant la réparation de l’entier dommage, l’obligation de soulever l’existence d’une perte de chance, ou la recherche d’une telle perte de chance, lorsque la réparation de celle-ci n’est pas demandée (Civ. 1re, 30 avr. 2014, n° 12-21.395 ; Soc. 15 févr. 2023, n° 21-17.455). Privilégiant l’approche plus souple du même principe qui, depuis longtemps, autorise le juge à interpréter la volonté du demandeur sans s’arrêter à la lettre des conclusions, les Hauts magistrats dépassent cette conception étroite pour renforcer le rôle du juge, élevant au rang de principe l’interdiction qui lui est faite de refuser l’indemnisation d’une perte de chance au prétexte que seule une réparation intégrale du dommage lui a été demandée.
Références :
■ Civ. 1re, 21 nov.2006, n° 05-15.674 : D. 2006. 3013, et les obs.
■ Com. 17 nov. 2021, n° 20-12.954
■ Civ. 1re, 12 nov. 1985, n° 84-12.759
■ Civ. 1re, 20 janv. 2021, n° 19-18.585 : AJDI 2021. 302
■ Com. 9 nov. 2022, n° 21-11.753 : D. 2023. 1869, obs. D. R. Martin et H. Synvet
■ Civ.1re, 1er mars 2023, n° 21-25.868 : AJDI 2023. 305
■ Civ. 3e, 7 nov. 2024, n° 23-12.315 : D. 2024. 1959
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