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[ 22 octobre 2018 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

« Infamille », Infâmie…

L’exposition artistique de messages faisant état de traitements violents et criminels vis-à-vis des enfants porte atteinte au principe de dignité de la personne humaine, dont la valeur constitutionnelle témoigne de la portée normative.

Une association d'art contemporain avait organisé une exposition intitulée "You are my mirror 1 ; L'infamille", à l'occasion de laquelle avait été présentée l’œuvre d’un artiste, constituée de plusieurs lettres rédigées en des termes violents, avilissants et injurieux à l’égard des femmes et surtout des enfants, tels que : 

«  Les enfants, nous allons vous enfermer, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard Papa et Maman.

« Les enfants, nous allons vous sodomiser, et vous crucifier, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

« Les enfants, nous allons vous tuer par surprise, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

« Les enfants, nous allons faire de vous nos putes, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

« Nous allons baiser vos enfants et les exterminer, nous introduire chez vous, vous séquestrer, vous arracher la langue, vous chier dans la bouche, vous dépouiller, vous brûler vos maisons, tuer toute votre famille, vous égorger, filmer notre mort. » 

Soutenant que la représentation de cette œuvre, accessible à tous, était constitutive de l'infraction prévue et réprimée par l'article 227-24 du Code pénal, l’Association générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (l'AGRIF) avait signalé ces faits au procureur de la République près du TGI compétent, qui avait décidé d'un classement sans suite. Invoquant ensuite, sur un plan civil, l'atteinte portée à la dignité de la personne humaine, garantie par l'article 16 du Code civil, elle avait assigné l’association dont l’artiste mis en cause était membre, sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240 du même code, pour obtenir réparation du préjudice résultant de l'atteinte portée aux intérêts collectifs qu'elle a pour objet de défendre.

La cour d’appel rejeta sa demande indemnitaire : après avoir relevé que l’appelante soutenait qu'indépendamment de toute incrimination pénale, l'organisation de l'exposition au cours de laquelle l'œuvre litigieuse avait été présentée, attentatoire à la dignité de la femme comme au respect de l'enfant, était constitutive d'une faute civile, la cour retint que cette argumentation ne faisait de référence utile à aucun texte de loi qu'aurait pu enfreindre l’intimée en exposant les écrits litigieux, dès lors que l'article 16 du Code civil, dépourvu de valeur normative, ne fait que renvoyer au législateur l'application des principes qu'il énonce. 

Cette décision est, sans surprise, cassée par la Haute cour au visa de l'article 16 du Code civil , et l'article 12, alinéa 1er, du Code de procédure civile, la première chambre civile jugeant qu'en statuant ainsi, alors que le principe du respect de la dignité de la personne humaine édicté par l'article 16 du Code civil est un principe à valeur constitutionnelle dont il incombe au juge de faire application pour trancher le litige qui lui est soumis, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Celle-ci avait en effet déduit à tort de l’absence de définition précise, propre aux « notions-cadres » dont la dignité, à l’instar de la bonne foi ou du standard de bon père de famille, fait partie, l’absence de valeur normative de la notion de dignité. Or si la dignité, « notion rayonnante et englobante » (G. Cornu, Les personnes, n° 12, p. 25, Montchrestien), constitue un standard juridique aux contours volontairement indéfinis, elle constitue néanmoins une norme à part entière dont il appartient au juge d’assurer le respect, non seulement garanti par la loi (C. civ., art. 16 issu de la loi du 29 juill. 1994), mais également érigé en principe à valeur constitutionnelle (Cons. const. 27 juill. 1994, n° 94-343/344 DC) sur le fondement du préambule de la Constitution de 1946, dont il ressort que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe constitutionnel ». De surcroît, la solution ne témoigne qu’en partie de l’étendue de la consécration normative de la notion de dignité. Ayant pris son essor au lendemain de la seconde guerre mondiale, la protection de la dignité de la personne humaine fut d’abord mentionnée dans la charte des Nations Unies, signée le 26 juin 1945, dont le préambule fait expressément référence à « la valeur de la dignité de la personne humaine », puis ensuite reconnue dans celui précédant la déclaration des droits de l’homme de 1948, considérant la dignité comme « inhérente à tous les membres de la famille humaine ». Deux ans plus tard, la notion influença encore la rédaction de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, lequel fonde l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants et justifie les multiples décisions de condamnations à ce titre prononcées par la Cour européenne. Enfin, dans l’ordre interne, elle fonde également, en droit pénal, la condamnation des crimes contre l’humanité (A. Marais, Droit des personnes, n° 239, p. 173, Dalloz cours). 

Il est vrai cependant que la notion de dignité, par ce qu’elle entend protéger, revêt une dimension « essentialiste » autonome de sa consécration normative. Mais la première ne doit évidemment pas conduire à nier la seconde. Autrement dit, si la dignité renvoie à ce qui est de l’essence de l’homme, à son humanité profonde, son respect doit alors s’imposer indépendamment de sa reconnaissance par les sources instituées, internationales, constitutionnelles ou légales, cette considération ne permet pas de conclure à l’absence de valeur normative de la notion, comme ne l’autorisent pas davantage le flou de son contenu ni l’imprécision de ses contours. La dignité s’appréhende plus qu’elle ne se définit. Elle s’oppose à tout acte ou propos qui avilit, dégrade ou asservit la personne au point de la réifier et donc au mépris de son humanité. Elle est en revanche traditionnellement soumise à deux conceptions, opposées. L’une, subjective, confère à la personne le pouvoir de déterminer elle-même ce qui relève ou non de sa dignité, ou plutôt, de ce qui est ou serait susceptible d’y porter atteinte. Cette approche, qui est notamment celle adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme, s’oppose à celle ici retenue, objective, de la dignité humaine dont le respect est l’une des composantes de l’ordre public et, à ce titre, soustrait au pouvoir de la libre volonté individuelle puisque ce n’est plus la personne, mais l’État qui, dans cette conception, fixerait ce qui relève de la dignité humaine. Ainsi ressort-il de cette décision qu’objectivement, et indifféremment à la liberté d’expression de l’artiste comme à la liberté d’opinion des visiteurs de l’exposition, l’état de traitements particulièrement violents visant des enfants (esclavage, sodomie, dégradations, mutilations, viols, assassinat, tortures et barbarie) contient et transmet un message contraire à la dignité de la personne et au respect de l’être humain qui justifie la condamnation de son auteur.

Civ. 1re, 26 sept. 2018, n° 17-16.089

Références

■ Fiche d’orientation Dalloz : Principe à valeur constitutionnelle

■ Cons. const. 27 juill. 1994, n° 94-343/344 DC : D. 1995. 237, note B. Mathieu ; ibid. 205, chron. B. Edelman ; ibid. 299, obs. L. Favoreu ; RFDA 1994. 1019, note B. Mathieu ; RTD civ. 1994. 831, obs. J. Hauser ; ibid. 840, obs. J. Hauser.

 

Auteur :Merryl Hervieu

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