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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Irrecevabilité du fait de l’erreur de l’avocat et droit d’accès à un tribunal
Le fait de déclarer irrecevable le pourvoi en cassation entaché d’une erreur qui a été sans incidence sur la procédure et rectifiée sur demande du greffe avant la désignation d’un conseiller rapporteur, sur le fondement d’une interprétation particulièrement stricte des règles de procédure, constitue une violation du droit d’accès à un tribunal (art. 6§1 Conv. EDH).
CEDH, 21 nov. 2024, Justine c/ France, n° 78664/17
L’affaire concernait un différend successoral. À la suite d’un jugement de première instance, confirmé ensuite par la cour d’appel, la requérante se pourvoit en cassation. Pour cela, l’avocat de la requérante doit déposer un mémoire ampliatif, c’est-à-dire un document exposant ses arguments en faveur d’une cassation (art. 978 c. pr. civ.), ainsi qu’une copie des décisions de première instance et d’appel (art. 979 c. pr. civ.).
L’avocat de la requérante se méprend, et dépose une copie d’une décision de première instance sans lien avec l’affaire. Rappelons que l’article 979 prévoit deux hypothèses :
- Si les décisions ne sont pas transmises dans le délai imparti, l’irrecevabilité du pourvoi est prononcée d’office (alinéa 1er).
- Si l’une ou les deux décisions sont transmises de manière incomplète ou entachée d’erreur matérielle, la Cour de cassation informe l’avocat du défendeur de l’erreur et fixe un délai pour la corriger (alinéa 2).
Après l’expiration du délai prévu à l’alinéa 1er, le greffe de la Cour de cassation demande à l’avocat de lui adresser la décision de première instance pertinente. L’avocat envoie la décision le jour même. Un conseiller rapporteur est ensuite désigné. Rappelons que le conseiller rapporteur est un juge désigné par le président de la formation de la Cour de cassation (art. 1012 c. pr. civ.). Il est chargé d’étudier les pièces du dossier, de rédiger un rapport sur la requête, et de rédiger un projet d’arrêt.
En l’espèce, se pose la question de savoir si l’alinéa 1er ou l’alinéa 2 de l’article 979 est applicable. Si l’on estime que le jugement de première instance n’a pas été déposé dans le délai imparti, le pourvoi est irrecevable en vertu de l’alinéa 1er. Si l’on estime, cependant, que l’avocat a effectué une transmission incomplète au sens de l’alinéa 2, alors la procédure semble avoir été régularisée.
Le conseiller rapporteur mentionne dans son rapport que « la procédure [paraissait] régulière et en état d’être jugée » (pt. 14). Cependant, un changement de conseiller rapporteur est intervenu (pt. 15), et la Cour de cassation a finalement déclaré le pourvoi irrecevable.
■ Interprétation de la Cour de cassation
La Cour de cassation effectue une interprétation stricte du second alinéa. Selon sa jurisprudence, l’omission du dépôt de l’une des deux décisions n’est pas considérée comme une transmission incomplète ou erronée, et ne peut donc être régularisée. Une telle omission est donc sanctionnée par une irrecevabilité soulevée d’office (pt. 22 ; v. Civ. 1re, 12 oct. 2016, n° 15-18.902). De surcroit, cette omission peut engager la responsabilité civile de l’avocat (article 13 alinéa 2 de l’ordonnance du 10 septembre 1817 ; v. Civ. 1re, 22 janv. 2020, n° 18-50.068).
La requérante soutient que le rejet de son pourvoi porte atteinte à son droit d’accès à un tribunal (art. 6§1 de la Conv. EDH). Elle saisit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
■ Droit d’accès à un tribunal
L’article 6§1 de la Conv. EDH dispose que « Toute personne a le droit à ce que sa cause soit entendue (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) ».
La CEDH rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. L’article 6 n’oblige pas les États à créer des juridictions d’appel ou de cassation (pt. 33). Cependant, si de telles juridictions existent, les plaideurs doivent bénéficier d’un droit d’accès effectif à celles-ci. En outre, le droit d’accès à un tribunal peut faire l’objet de limitations, à condition qu’elles soient prévisibles, nécessaires et proportionnées à la poursuite d’un but légitime (pt. 39 ; v. par ex. CEDH, 9 juin 2022 Xavier Lucas c/ France, n° 15567/20).
■ Conventionnalité de la restriction
La Cour considère que la restriction était prévisible, car celle-ci est expressément prévue à l’article 979 du Code de procédure civile. Cette restriction poursuit également un but légitime : elle permet aux magistrats de la Cour de cassation de disposer rapidement des pièces nécessaires à l’examen des affaires. Cette formalité poursuit donc le but d’assurer une bonne administration de la justice et vise à garantir la sécurité juridique.
Demeure cependant la question de la proportionnalité : soit de savoir si la Cour de cassation a assuré un juste équilibre entre les intérêts en présence. En l’espèce, l’avocat de la requérante a bien commis une erreur procédurale. Celle-ci a cependant été corrigée « à la demande expresse du greffe (…) et sans délai, avant même qu’un rapporteur soit désigné (…) ». Cette erreur n’a donc pas retardé l’examen du pourvoi, et le rapporteur a disposé dès sa désignation d’un dossier complet. La Cour de Strasbourg qualifie donc l’erreur de « minime » et souligne qu’elle n’a eu aucune incidence sur la bonne administration de la justice et la sécurité juridique (pt. 44).
Se référant à une circulaire du 12 novembre 2014, la CEDH relève que l’alinéa 2 de l’article 979 du Code de procédure civile a été précisément instauré pour éviter des irrecevabilités disproportionnées en cas d’erreurs ou « de défaut de remise de certaines pièces (copies de décisions) » (pts. 46 et 20). La Cour européenne conclut donc que la Cour de cassation a appliqué la règle procédurale de manière excessivement rigoureuse, sans que cela ne soit nécessaire pour atteindre les buts légitimes poursuivis.
La CEDH constate donc la violation de l’article 6§1 de la Convention.
Références :
■ Civ. 1re, 12 oct. 2016, n° 15-18.902
■ Civ. 1re, 22 janv. 2020, n° 18-50.068
■ CEDH, 9 juin 2022 Xavier Lucas c/ France, n° 15567/20 : AJDA 2022. 1190 ; D. 2022. 2330, obs. T. Clay ; ibid. 2023. 571, obs. N. Fricero ; AJ fam. 2022. 353, obs. F. Eudier ; Dalloz IP/IT 2022. 352, obs. E. Nalbant
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