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Libertés fondamentales - droits de l'homme
La CEDH valide l’absence de droit au recours pour les victimes lors d’une CJIP
Saisie par une partie civile à l’issue d’un contentieux répressif, la Cour européenne des droits de l’Homme a été interrogée sur le droit au recours des plaignants à l’encontre d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Par une décision du 4 mai 2023, la Cour estime que l’absence d’un tel recours ne viole pas le droit à un recours juridictionnel effectif garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
CEDH 30 mars 2023, Ruffin et association Fakir c/ France, req. n° 29854/22 et 29863/22
Instaurées en 2016 afin de lutter contre les infractions d’affaires commises par les personnes morales, les CJIP permettent d’éviter une reconnaissance de culpabilité et un procès pénal et présentent ainsi des attraits indéniables pour les entreprises. En l’espèce, la société LVMH avait conclu un contrat avec Bernard Squarcini, ancien directeur du Renseignement Intérieur, pour des activités de consultant privé. Dans l’exercice de ces fonctions de consultant, Bernard Squarcini a eu recours à son réseau pour obtenir des informations protégées par le secret professionnel concernant des affaires en cours intéressant LVMH. D’après les autorités, Bernard Squarcini serait également intervenu auprès de l’administration pour faciliter l’obtention de visas et de badges d’accès à un aéroport. Ces faits sont susceptibles d’être qualifiés de trafic d’influence et de violation du secret professionnel. De plus, Bernard Squarcini fut chargé de la surveillance de l’association Fakir qui réalisait un film critique sur la société LVMH et menait des actions de déstabilisation contre la société. Dans le cadre de cette surveillance, la société LVMH a notamment obtenu des données à caractère personnel sur les membres de l’association, parmi lesquels François Ruffin. Afin d’apporter une réponse pénale rapide à l’ensemble des faits commis par LVMH, le ministère public a proposé une CJIP qui fut acceptée par la société. Lors de l’audience de validation de la CJIP, François Ruffin et l’association Fakir s’opposèrent à un tel règlement du litige. Malgré cela, le juge saisi valida la CJIP (TJ Paris, ordonnance de validation, CJIP Société LVMH Moët Hennessy – Louis Vuitton, 15 déc. 2021). Déboutées devant les juridictions internes, les victimes portèrent une requête devant la Cour de Strasbourg. Dans sa réponse, la Cour européenne confirme le rôle résiduel du plaignant lors d’une CJIP et valide, au regard des exigences conventionnelles, son absence de recours contre l’ordonnance de validation.
Le rôle résiduel du plaignant lors d’une CJIP
Introduite par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, la CJIP est une alternative aux poursuites réservées aux personnes morales suspectées de certaines infractions d’affaires parmi lesquelles le trafic d’influence (C. pr. pén. art. 41-1-2 I°). La CJIP apparaît éminemment consensuelle en ce qu’elle nécessite une proposition du ministère public, une acceptation par la personne morale puis une validation par un juge. Pour aboutir à un tel résultat, des négociations ont lieu portant sur les sanctions pécuniaires notamment mais également sur d’éventuelles mesures de compliance destinées à prévenir la réitération du manquement. Étant une procédure répressive destinée à clore le contentieux pénal, les conséquences civiles d’une CJIP semblent particulièrement subsidiaires. Malgré cela, le Code de procédure pénale dispose que « Lorsque la victime est identifiée, et sauf si la personne morale mise en cause justifie de la réparation de son préjudice, la convention prévoit également le montant et les modalités de la réparation des dommages causés par l'infraction dans un délai qui ne peut être supérieur à un an » (C. pr. pén., art. 41-1-2 I°).
Bien qu’elle soit une prérogative laissée au ministère public, la CJIP n’omet donc pas totalement la victime. En tant que réponse pénale, la CJIP est principalement répressive mais elle est également, à titre subsidiaire, indemnitaire puisqu’elle permet à la victime de voir son préjudice réparé par l’allocation de dommages-intérêts. Cependant, l’intérêt porté à la victime dans ce contentieux est généralement résiduel. D’une part, une telle procédure n’est possible qu’en réponse à certaines infractions, notamment des infractions d’affaires ou environnementales qui se caractérisent par l’absence d’une victime identifiable. D’autre part, la réparation du préjudice n’est possible que lorsqu’elle est prévue par la CJIP telle que négociée avant saisine du juge. Or, la négociation a lieu sans la victime. Si « nul ne plaide par procureur » par principe, la CJIP apparaît être une exception puisqu’il est demandé au ministère public de considérer des intérêts civils dans la réponse pénale soumise au juge. Amorcée par d’anciennes réformes et notamment l’instauration de la sanction-réparation (C. pén., art. 131-8-1), la distinction classique entre les finalités répressives et les finalités civiles s’étiolent jusqu’à ne faire plus qu’un au sein d’une même convention. Si la confusion de ces finalités peut parfois apparaître louable en ce qu’elle apporte une réponse uniforme à une infraction, la mise en œuvre est sujette à critique. Lors des négociations d’une CJIP, la confidentialité est le maître-mot puisque la personne morale collabore aux investigations. Le couple ministère public – personne morale a intérêt à ce que la confidentialité soit respectée. À l’inverse, la participation de la victime aux négociations n’est pas souhaitable puisqu’elle ne bénéficie d’aucun avantage en respectant la confidentialité. Ces éléments conduisent à rejeter des négociations tripartites au mépris de la victime qui bénéficie simplement d’un droit à information avant la clôture des négociations. Une fois informée, elle peut demander à ce que son préjudice soit indemnisé. Si le ministère public et la personne morale y consentent, l’obligation d’indemnisation est introduite au sein de la CJIP puis soumise au contrôle d’un juge.
L’impossible recours du plaignant lors d’une CJIP
Une fois la CJIP négociée, le ministère public saisit un juge pour qu’il la valide à l’issue d’une audience après audition de la personne morale et de la victime (C. pr. pén., art. 41-1-2 II°). Au regard du rôle résiduel de la victime au sein de la procédure, deux situations émergent lors de cette audience de validation. Tout d’abord, il est possible qu’aucune contestation ne soit relevée, soit car aucune victime n’est identifiable, soit car la victime est satisfaite par la CJIP. Néanmoins, il est également possible que la victime présente des contestations, soit car elle estime que l’indemnisation n’est pas suffisamment élevée, soit car elle estime que le recours à une CJIP n’est pas adapté au regard des faits.
La décision rendue par la Cour européenne se place dans le cadre d’une protestation de la victime à l’audience de validation de la CJIP puis à la suite de cette validation. Était contesté le choix de recourir à une CJIP pour clore un contentieux né d’infractions ne permettant pas, par principe, le recours à une telle procédure. En l’espèce, la personne morale était suspectée d’avoir porté atteinte à la vie privée de la victime, excluant le recours à une CJIP. Néanmoins, le Code de procédure pénale permet au ministère public de proposer une CJIP pour les infractions d’affaires prévues mais également pour les infractions connexes. Dans cette affaire, le ministère public a retenu différentes qualifications parmi lesquelles le trafic d’influence, ouvrant ainsi la possibilité de recourir à une CJIP. Par le jeu de la connexité, il a alors été possible de recourir à une CJIP pour les faits d’atteinte à la vie privée. Sur ce fondement, la victime s’opposa à la CJIP et ne formula aucune demande indemnitaire. La victime contesta la CJIP par des recours judiciaires mais également par le dépôt de questions prioritaires de constitutionnalité. Tous ces recours furent rejetés au regard du droit en vigueur, l’article 41-1-2 II° du Code de procédure pénale disposant que la décision du juge est insusceptible de recours.
Au regard de l’impossibilité d’exercer un recours contre cette orientation des poursuites, la victime a saisi la Cour européenne des droits de l’Homme pour l’interroger sur la conformité d’une telle procédure au regard du droit à un recours juridictionnel effectif garanti par l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme. La Cour vient rejeter la demande par une scission de son analyse. Tout d’abord, elle rappelle les principes gouvernant le droit, pour la victime, d’accéder à un juge. Ainsi, si la Convention ne garantit pas en tant que tel un droit à faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers, le droit interne peut garantir à la victime d’une infraction le droit d’intenter une action civile pour demander réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi, en l’autorisant à se constituer partie civile à la procédure pénale (CEDH, gr. ch., 12 févr. 2004, Perez c/ France, req. n° 47287/99, § 70). De plus, il est de jurisprudence constante qu’en cas d’absence ou d’abandon des poursuites lors de la procédure pénale, il est nécessaire que la victime puisse disposer d’autres voies pour faire valoir ses droits civils (CEDH, gr. ch., 25 juin 2019, Nicolae Virgiliu Tanase c/ Roumanie, req. n° 41720/13 ; CEDH, 28 sept. 2010, Nikolay Milanov Nikolov c/ Bulgarie, req. n° 39672/03). Par ailleurs, le droit d’accéder à un tribunal peut être limité par l’État du moment qu’il ne se trouve pas atteint dans sa substance même. S’appuyant sur cette jurisprudence, la Cour constate, d’une part, l’absence de demande indemnitaire des victimes (qui « disposaient pourtant de ce droit avant et pendant l’audience de validation de la CJIP et n’apportent pas d’explications convaincantes sur les raisons de son non usage », § 21) puis, d’autre part, elle relève que la CJIP ne fait aucunement obstacle à une demande indemnitaire portée devant le juge civil (en l’espèce, « rien au dossier n’indique que le requérant et la requérante étaient empêchés d’exercer des recours contre les dirigeants de LVMH ou contre B.S. sur le fondement de la responsabilité civile pour obtenir une décision sur le fond de leurs prétentions civiles et une réparation », § 22).
Si les droits civils de la victime sont effectivement plus limités lors d’une CJIP, ils restent cependant entiers en dehors du champ répressif, de sorte que le droit d’accès à un tribunal n’est pas atteint dans sa substance. La victime bénéficie de tous les droits attachés à sa qualité dès lors qu’elle introduit une instance civile. L’impossibilité pour la victime de s’opposer aux modalités de poursuites d’une infraction pénale ne viole donc pas la Convention européenne puisque le droit interne lui permet de faire valoir ses droits civils par une autre voie.
Références :
■ CEDH, gr. ch., 12 févr. 2004, Perez c/ France, req. n° 47287/99 : AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss ; D. 2004. 734, et les obs. ; ibid. 2943, chron. D. Roets ; ibid. 2948, chron. P.-F. Divier ; RSC 2004. 698, obs. F. Massias.
■ CEDH, gr. ch., 25 juin 2019, Nicolae Virgiliu Tanase c/ Roumanie, req. n° 41720/13 : RTD civ. 2019. 813, obs. J.-P. Marguénaud.
■ CEDH, 28 sept. 2010, Nikolay Milanov Nikolov c/ Bulgarie, req. n° 39672/03
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