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Libertés fondamentales - droits de l'homme
La confirmation de la responsabilité d’un éditeur d’un site internet
Mots-clefs : Internet, Media, Éditeur, Responsabilité, Liberté d’expression, Droit à la vie privée, Proportionnalité, Propos injurieux.
La Grande chambre confirme l’absence de violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme lorsqu’une loi nationale décide de retenir la responsabilité d’un éditeur d’un portail d’actualités sur internet qui a laissé pendant plusieurs semaines des propos injurieux et menaçant en ligne, écrits et déposés par des tiers, en guise de commentaire d’un de ses articles.
La Grande chambre aboutit à la même solution que la décision rendue par la Chambre, le 10 octobre 2013, dans cette même affaire. Le raisonnement n’étant différent que sur des aspects secondaires alors que le contentieux constituait une véritable difficulté quant à l’articulation entre la liberté d’expression et le droit à la vie privée, en raison du support, internet, et de l’objet initial du conflit, le dépôt par des tiers de commentaires injurieux et menaçants sur un site d’information.
La société, constituant l’éditeur du portail d’actualités, pouvait-elle voir sa responsabilité engager en raison des commentaires dont elle n’était pas à l’origine et qu’elle n’avait pas cautionnés ?
La Grande chambre retient que l’engagement d’une telle responsabilité ne constitue pas une violation de l’article 10 la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH), toutefois l’arrêt apporte des précisions, empêchant que cet engagement ne soit trop systématique, au risque de fragiliser ces éditeurs.
A l’origine des faits, se trouve une société ayant un site internet dédié à l’information. Ce site constitue l’un des plus importants en Estonie. Sur celui-ci, un article a été publié concernant la décision prise par une société de ferries, de modifier les parcours et les horaires de dessertes pour certaines iles. La publication de cet article a entrainé un nombre important de commentaires dont certains de caractère injurieux ou menaçant. La société de médias a seulement retiré les commentaires en cause une fois qu’elle a réceptionné une notification des avocats de l’entreprise de ferries. Les faits ont finalement donné lieu à une procédure juridique, au terme de laquelle la société propriétaire du site internet a été condamnée, pour messages diffamatoires et de nature à engager sa responsabilité, à une amende de 5000 couronnes estoniennes (320 euros environs). La société Delfi évoque la violation de l’article 10 de la Conv. EDH pour contester la conventionnalité de la décision.
Sur le fond, la Cour procède en un raisonnement en trois temps, recherchant si l’ingérence est prévue par la loi, si elle est fondée sur un but légitime et si l’ingérence est finalement proportionnée.
Préalablement à l’examen de ces trois conditions, la Cour indique que la liberté d’expression et le droit à la vie privée méritent un égal respect. Par ailleurs, la Cour précise que les obligations relatives à la presse traditionnelle et à la presse reposant sur internet peuvent être différentes eu égard aux spécificités des médias par internet. Cette distinction n’exclut pas cependant la possibilité d’engager la responsabilité des médias ayant pour support exclusif internet.
Sur la première condition, celle de l’ingérence prévue par la loi, la Cour retient, dans sa formation de Grande chambre, la même solution que la chambre, c’est-à-dire que la loi est suffisamment prévisible et explicite pour que chaque éditeur de portail d’actualité sache qu’il peut être poursuivi pour des commentaires clairement illicites.
Sur la seconde condition, en l’absence de réels débats, la Cour de justice retient l’existence d’un but légitime, celui de protéger la réputation et les droits d’autrui.
Sur la troisième condition liée à la proportionnalité, la Grande chambre a eu un développement plus substantiel. Après avoir rappelé la portée du principe de proportionnalité et l’existence d’une marge d’appréciation pour les États membres, au regard du principe de subsidiarité, la Cour précise que les propos injurieux ou menaçants ne sont pas couverts par l’article 10 de la Convention. Cependant cet élément est sans incidence directe dès lors que ce ne sont pas les auteurs des propos qui sont poursuivis, mais l’éditeur qui n’est pas lui-même le rédacteur des commentaires.
La Cour juge que l’engagement de la responsabilité est proportionné par rapport à l’article 10 de la Convention, dès lors que l’éditeur n’a pas de sa propre initiative supprimée les commentaires conflictuels alors qu’il a pourtant la seule maitrise du site et que les commentaires étaient illicites sans aucune ambiguïté. Elle insiste particulièrement sur cet aspect, ce qui signifie qu’en cas de doute sur la qualification des commentaires, la solution serait autre. En outre, elle ajoute qu’une attention particulière est portée par la société aux commentaires étant donné que c’est à partir de leur nombre qu’elle retire ses revenus commerciaux. Il représente ainsi un intérêt économique, conduisant à ce qu’elle en ait le contrôle, contrôle confirmé par sa capacité de suppression des commentaires ou des notifications des internautes. La Cour distingue ainsi cette forme de site par rapport à des forums notamment. Le site circonscrit finalement les objets de discussions à partir de ses articles. De plus, elle juge qu’il n’est pas possible de mener efficacement une procédure contre les auteurs des commentaires, ceux-ci pouvant bénéficier d’un certain anonymat. La Cour admet d’ailleurs la possibilité de retenir l’anonymat sur internet mais celui-ci doit être mis en balance avec d’autres intérêts. Ainsi le recours à l’anonymat, pour déposer un commentaire, doit être compensé par des moyens de contrôle efficaces, au-delà de la clause renvoyant à la responsabilité des auteurs de commentaire. La Cour admet, en l’espèce, le recours à des filtres automatiques, néanmoins face à leurs imperfections, l’éditeur doit faire preuve de vigilance face à des commentaires illicites explicitement, en les supprimant au plus vite. Enfin, elle constate que l’éditeur l’avait réalisé sur d’autres sujets.
C’est finalement l’absence de réaction, dans un délai raisonnable qu’appréhende la Cour pour juger que l’article 10 de la Conv. EHD n’a pas été violé.
Au regard de ce raisonnement, la Cour juge que l’engagement de la responsabilité est proportionné, d’autant plus que l’amende est d’un faible montant, et qu’elle ne porte pas atteinte au modèle économique de ces sites.
CEDH, gr. ch., 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, n° 64569/09.
Références
■ Convention européenne des droits de l’homme
Article 8
« Droit au respect de la vie privée et familiale.1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
«2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.»
Article 10
«Liberté d'expression. 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
■ CEDH 10 oct. 2013, Delfi AS c/ Estonie, n° 64569/09, Dalloz Actu Étudiant 5 nov. 2013.
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