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[ 8 décembre 2021 ] Imprimer

Droit commercial et des affaires

La garantie d’éviction du fait personnel du cédant de droits sociaux

Si la liberté du commerce et la liberté d'entreprendre peuvent être restreintes par l'effet de la garantie d'éviction à laquelle le vendeur de droits sociaux est tenu envers l'acquéreur, c'est à la condition que l'interdiction pour le vendeur de se rétablir soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger.

Com. 10 nov. 2021, n° 21-11.975

Une société ayant pour objet l'édition de « solutions de messagerie et de travail collaboratif » avait été créée par deux associés. Après avoir cédé leurs actions à une société intervenant sur le marché des prestations de services informatiques, ils étaient devenus à la fois actionnaires et salariés de la société cédée. Trois ans plus tard, ils avaient démissionné de leurs fonctions salariées et cédé leurs actions à la société. Quelques mois après, ils avaient créé, dans le même secteur d’activité que la société cédée, une société exerçant une activité concurrente et, à cette occasion, débauché une partie du personnel de la société. Il en était résulté un détournement de la clientèle empêchant la société cédée de poursuivre pleinement son activité.

Invoquant notamment la garantie légale d'éviction due par les associés au titre de la cession de leurs actions à la société, cette dernière les avait assignés en restitution partielle de la valeur des droits sociaux cédés et en réparation de son préjudice. La cour d'appel lui donna gain de cause et condamna les cédants, en conséquence de leur manquement à leur obligation née de la garantie légale d'éviction, à restituer à la société une partie du prix de cession des parts cédées et à l'indemniser au titre à la fois d'une perte de chiffre d'affaires et d'une perte de chance. 

Contestant cette décision, les deux anciens associés se pourvoient en cassation en faisant valoir que l'atteinte à la liberté d'entreprendre du cédant de parts sociales n'est admissible que si elle est limitée dans le temps et proportionnée à l'objectif visé de protection du droit de propriété du cessionnaire sur les droits sociaux cédés. Or en l'espèce, les associés fondateurs n’avaient créé leur société, certes concurrente, que plusieurs années après la cession des actions. Dès lors, ils n'auraient commis aucun acte de concurrence déloyale, ni aucun manquement à leurs obligations contractuelles de non-concurrence et à leur obligation de loyauté en tant qu'actionnaires de la société cessionnaire.

En visant les principes de la liberté du commerce et de l'industrie et de la liberté d'entreprendre et l'article 1626 du Code civil, la Cour de cassation casse l'arrêt d'appel au motif que, s'il se déduit de l'application combinée de ces principes et de ce texte que la liberté du commerce et la liberté d'entreprendre peuvent être restreintes par l'effet de la garantie d'éviction à laquelle le vendeur de droits sociaux est tenu envers l'acquéreur, « c'est à la condition que l'interdiction pour le vendeur de se rétablir soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger ». Elle juge qu'à défaut de rechercher concrètement si, au regard de l'activité de la société dont les parts avaient été cédées et du marché concerné, l'interdiction de se rétablir se justifiait encore au moment des faits reprochés, la cour d'appel a privé sa décision de base légale. 

La Cour de cassation casse et annule l'arrêt d'appel, mais seulement en ce qu'il dit que les deux associés ont manqué à leur obligation née de la garantie légale d'éviction.

Constitutive d’une cession de créance, la cession entre vifs de droits sociaux s'apparente plus communément à une vente de droit commun (v. not. Civ. 3e, 5 mai 1981, n° 79-17.115). Conformément au régime général de la vente, le cédant est alors tenu à l'égard de l'acquéreur de la garantie d'éviction, c'est-à-dire de lui assurer la jouissance paisible du bien vendu, qui se traduit dans le cadre de ce qui relève aussi d’une cession de créance par la protection du cessionnaire contre les atteintes susceptibles d’être portées par le cédant à la substance des actifs sociaux ou à l'exercice de son activité conformément à son objet social. A ce titre, la garantie d'éviction met à la charge du cédant une obligation de non-rétablissement. Bien que cette obligation existe de plein droit (sans nécessité d’une stipulation expresse dans l’acte de cession) et relève de l’ordre public (C. civ., art. 1628), elle ne soumet toutefois pas le cédant à une obligation générale de non-concurrence qui lui interdirait de se réinstaller ou de tirer profit d'une activité similaire (Req. 29 juill. 1908). Autrement dit, cette obligation obéit au principe de proportionnalité : la garantie légale d'éviction du fait personnel du vendeur n'entraîne pour le cédant de parts sociales l'interdiction de se rétablir que si ce rétablissement est de nature à empêcher effectivement les acquéreurs des actions de « poursuivre l'activité économique de la société et de réaliser l'objet social » (Com. 21 janv. 1997, n° 94-15.207 ; Com. 15 déc. 2009, n° 08-20.522), principalement par une captation de la clientèle du cessionnaire vidant de son objet la cession de parts (Civ. 1re, 24 janv. 2006, n° 03-12.736), partant assimilée à une « reprise par voie détournée de la chose vendue » évidemment contraire à la jouissance paisible des titres cédés (Com. 21 janv. 1997, préc.)

De façon générale, la garantie d'éviction interdit au cédant d'effectuer tout acte susceptible de constituer une reprise ou une tentative de reprise du bien vendu, notamment tout acte de concurrence déloyale visant la clientèle cédée. Cela étant, l'interdiction porte seulement sur le détournement de clientèle qui caractérise le manquement du cédant dont les juges du fond doivent constater l'existence. Un simple obstacle au développement de l'activité est insuffisant (Com. 17 déc. 2002, n° 00-19.684) ; en ce sens, il incombait en l’espèce aux juges du fond d’exercer un contrôle de proportionnalité circonstancié à l’effet de rechercher si au regard de l’activité de la société cédée et du marché concerné, « l’interdiction de se rétablir se justifiait encore au moment des faits reprochés », ce que la date de création par les cédants d’une entreprise concurrente (quatre ans après la cession) et la durée déterminée des contrats en cours lors de la cession d’actions rendaient peu probable.

Références

■ Civ. 3e, 5 mai 1981, n° 79-17.115 P

■ Req. 29 juill. 1908 : DP 1909, 1.281

■ Com. 21 janv. 1997, n° 94-15.207 P : D. 1998. 393, obs. J.-C. Hallouin ; RTD civ. 1997. 443, obs. P.-Y. Gautier ; RTD com. 1997. 277, obs. C. Champaud et D. Danet ; ibid. 469, obs. B. Petit et Y. Reinhard

■ Com. 15 déc. 2009, n° 08-20.522 P

■ Civ. 1re, 24 janv. 2006, n° 03-12.736 P : D. 2007. 267, obs. J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles ; Rev. sociétés 2006. 561, note B. Lecourt

■ Com. 17 déc. 2002, n° 00-19.684

 

Auteur :Merryl Hervieu


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