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Droit du travail - relations collectives
La grève : seul oui, à plusieurs non… les nuances de la Cour de cassation
La cessation de travail d'un seul salarié pour appuyer des revendications professionnelles formulées dans le cadre d'un préavis de grève déposé par une organisation syndicale représentative dans une entreprise gérant un service public constitue une grève. En revanche, soutenir un collègue licencié pour faute ne caractérise pas une revendication professionnelle et par conséquent, ne protège pas les salariés qui ont collectivement cessé le travail.
Soc. 6 avr. 2022, n° 20-21.586
Soc. 21 avr. 2022, n° 20-18.402 P
La grève fait l’objet d’une définition prétorienne stable : il s’agit d’un arrêt collectif du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles dont l’employeur à connaissance (Soc. 23 oct. 2007, n° 06-17.802). Si toutes ces conditions sont réunies, l’arrêt de travail constitue l’exercice d’un droit garanti par l’alinéa 7 du préambule de la Constitution de 1946. Aucun salarié ne peut alors être licencié ou sanctionné pour avoir participé à ce mouvement, sous réserve de la faute lourde (C. trav., art. L. 2511-1). À l’inverse, si l’une des conditions fait défaut, l’arrêt de travail ne caractérise pas une grève et l’absence fautive peut valablement être sanctionnée.
La Cour de cassation a précisé, au fil des années, chaque élément de la qualification « grève ». Dans deux arrêts rendus en avril 2022, elle apporte une précision inédite sur l’arrêt de travail d’un salarié unique et rappelle une solution classique ‑ mais aux conséquences troublantes ‑ sur la « grève » de solidarité.
■ La grève d’un salarié unique
Selon les systèmes juridiques, la grève peut faire l’objet d’un droit collectif ou d’un droit individuel d’exercice collectif. La Cour de cassation a opté pour la seconde conception. Tout salarié a « un droit personnel à la grève » (Soc. 10 oct. 1990, n° 88-41.427), mais il ne peut pas prétendre l’exercer isolément. La grève est un mouvement collectif : plusieurs salariés doivent cesser le travail en même temps, même pour une très courte durée. Toutefois, la conception française du droit de grève pèse nécessairement sur les situations particulières. Ainsi, lorsqu’un salarié est le seul de son entreprise à « obéir à un mot d’ordre formulé au plan national » (Soc. 29 mars 1995, n° 93-41.863) ou lorsqu’il est le salarié unique de l’employeur (Soc. 13 nov. 1996, n°93-42.247), la Cour de cassation fait prévaloir la notion de droit individuel. Le salarié participe alors bien à un mouvement juridiquement protégé par le droit de grève.
Dans son arrêt du 21 avril 2022, la Cour de cassation ajoute une hypothèse qu’elle réserve toutefois aux salariés travaillant pour certaines entreprises. Dans les entreprises gérant un service public, le législateur tente de concilier le droit de grève et la continuité du service. Aussi, la grève surprise est illicite et seuls les syndicats représentatifs au niveau national sont habilités à déposer un préavis de grève (C. trav., art. L. 2512-2). Toutefois, le droit de grève reste un droit individuel : les salariés sont libres de participer ou non au mouvement, ils peuvent le rejoindre à tout moment au cours de la période couverte par le préavis. Par conséquent, l’employeur ne peut pas déduire de l’absence de salarié gréviste dans les premiers jours de la période visée par le préavis, sa caducité (Soc. 11 févr. 2015, n° 13-14.607). Il se peut également qu’un seul salarié réponde positivement à l’appel à la grève. C’est à cette difficulté que la Cour de cassation était confrontée.
En l’espèce un syndicat avait déposé un préavis de grève courant du 22 avril 2015 au 31 décembre 2015 pour l'ensemble du personnel de la société. Un seul salarié s’était déclaré gréviste le 5 mai 2015. L’employeur lui a alors enjoint de reprendre son poste au motif que, seul de l'entreprise se déclarant encore gréviste, il ne pouvait prétendre poursuivre un mouvement de grève. Devant sa résistance, l’employeur l’a licencié pour abandon de poste.
Il appartenait donc à la Cour de cassation d’opérer un choix : faire prévaloir la conception individuelle du droit de grève ou la conception collective de son exercice. Après avoir rappelé sa jurisprudence, en particulier que seuls les syndicats représentatifs peuvent déclencher et mettre fin à une grève dans les entreprises gérant un service public, la Cour décide de faire prévaloir le droit individuel. « La cessation de travail d'un salarié pour appuyer des revendications professionnelles formulées dans le cadre d'un préavis de grève déposé par une organisation syndicale représentative dans une entreprise gérant un service public constitue une grève, peu important le fait qu'un seul salarié se soit déclaré gréviste ». La solution mérite l’approbation
■ La grève de solidarité
Pour être qualifié de grève, l’arrêt de travail doit également appuyer des revendications professionnelles. En revanche, la Cour de cassation récuse tout contrôle de l’opportunité de ces revendications (Soc. 2 juin 1992, n° 90-41.368). Il n’est même pas nécessaire que l’employeur soit en mesure de les satisfaire. Demander une hausse des salaires de 10 % ou réclamer une hausse du SMIC répond à l’exigence prétorienne. La position de la CJUE dans les arrêts Viking et Laval de 2007, instaurant une hiérarchie entre le droit de grève et les libertés économiques n’a à ce jour, entraîné aucun bouleversement de la jurisprudence nationale. En revanche, la Cour de cassation disqualifie les mouvements de solidarité interne. Il s’agit d’un mouvement mené au sein de l’entreprise pour protester contre une décision individuelle de l’employeur n’affectant ni directement ni indirectement les salariés. L’arrêt du 6 avril 2022 en est une illustration classique.
En l’espèce suite au licenciement pour faute grave d'un salarié, un certain nombre de ses collègues ont fait savoir à l’employeur qu'ils contestaient ce licenciement et cessaient le travail, sollicitant la réintégration de leur collègue. À l’issue de cinq jours de conflit, l’employeur a licencié certains d’entre eux pour faute grave, invoquant l’abandon de poste. Estimant être protégés par le droit de grève, les salariés ont alors saisi le conseil des prud’hommes en invoquant la nullité de la rupture.
La Cour de cassation rejette leur pourvoi. Elle rappelle que seules les revendications préalablement portées à la connaissance de l’employeur doivent être prises en considération pour apprécier le caractère professionnel. Elle écarte toute faculté de faire apparaître des revendications professionnelles a posteriori. En effet, les salariés tentaient de faire valoir qu’ils entendaient dénoncer les méthodes répressives de l'employeur et contraires aux préconisations du cabinet d'expertise intervenu dans le but d'améliorer les conditions de travail des salariés. Ils auraient donc cherché à alerter leur hiérarchie sur les risques psycho-sociaux. Sans doute que ces éléments auraient pu caractériser des revendications professionnelles mais faute d’avoir été évoqués clairement avant la cessation du travail, la Cour de cassation écarte l’argument. Selon les hauts magistrats, les salariés s’étaient contentés de contester le caractère fautif du comportement de leur collègue.
L’arrêt, non publié, mérite l’attention à ce titre. Les salariés qui entendent faire grève doivent se montrer très prudents et être en mesure d’établir que leurs revendications ont bien été présentées à l’employeur ou du moins connues de celui-ci avant le début du mouvement. (v. déjà Soc. 30 juin 2015, n° 14-11.077). Alors pourtant qu’aucune modalité d’information ne s’impose juridiquement aux salariés pour transmettre leurs revendications (Soc. 22 oct. 1994, n° 13-19.858), la présentation d’un écrit pourrait bien s’avérer nécessaire pour se ménager une preuve. Mais ce même écrit risque de se retourner contre eux si le caractère professionnel n’est pas suffisamment apparent. Approche bien formelle alors qu’aucun contrôle d’opportunité n’est effectué sur les revendications…
Références :
■ Soc. 23 oct. 2007, n° 06-17.802 P : D. 2008. 662, obs. B. Ines, note A. Bugada ; ibid. 442, obs. G. Borenfreund, F. Guiomard, O. Leclerc, E. Peskine, C. Wolmark, A. Fabre et J. Porta.
■ Soc. 10 oct. 1990, n° 88-41.427
■ Soc. 29 mars 1995, n° 93-41.863 P
■ Soc. 13 nov. 1996, n° 93-42.247 P : D. 1997. 6 ; Dr. soc. 1996. 1108, obs. J.-E. Ray ; ibid. 1997. 368, note C. Radé.
■ Soc. 11 févr. 2015, n° 13-14.607 P : D. 2015. 493 ; ibid. 2340, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2015. 411, obs. F. Fouvet.
■ Soc. 2 juin 1992, n° 90-41.368 P : Dr. soc. 1992. 696, rapp. P. Waquet ; ibid. 700, note J.-E. Ray ; RTD civ. 1993. 385, obs. P.-Y. Gautier.
■ Soc. 30 juin 2015, n° 14-11.077 P : D. 2015. 1493 ; ibid. 2340, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2016. 108, obs. Y. Ferkane.
■ Soc. 22 oct. 1994, n° 13-19.858 P : D. 2014. 2179 ; ibid. 2015. 2340, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2015. 206, chron. S. Tournaux ; RDT 2015. 128, obs. I. Odoul-Asorey.
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