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Libertés fondamentales - droits de l'homme
La liberté de mentir
Mots-clefs : Propos mensongers, Fait de publication, Inapplicabilité de la loi de 1881, Responsabilité civile, Article 1382 C. civ., Faute, Conditions
La liberté d'expression est un droit dont l'exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi en sorte que des propos non diffamatoires, même mensongers, relèvent de la liberté d’expression exclusive de toute responsabilité civile.
Une femme publie sur son site Internet de fausses informations et des images truquées susceptibles d’entretenir une confusion dommageable au musée exploité par un Comité du débarquement, qui l’assigne alors en justice. Pour interdire à l'appelante de reproduire sur son site les propos litigieux et de se prévaloir d'un lien quelconque direct ou indirect avec le demandeur, et la condamner à payer des dommages-intérêts, les juges du fond relèvent le caractère mensonger des propos publiés et la confusion préjudiciable à l’intimé qui en résulte. La première chambre civile casse pourtant l’arrêt d’appel au motif que la liberté d'expression est un droit dont l'exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi, en sorte que les propos reproduits, n'entrant dans aucun de ces cas, étaient licites en dépit de leur caractère mensonger.
Dans cet arrêt, la Cour de cassation affirme qu’en dehors des hypothèses prévues par la loi du 29 juillet 1881, la liberté d’expression ne peut être réprimée. Cette loi se présente, en effet, comme le fondement juridique unique de la sanction des abus de la liberté d'expression. Elle eut, dès le moment de son édiction, cette vocation à constituer le droit commun en la matière. Le doyen Carbonnier affirmait ainsi, dès 1950, que la loi de 1881 constitue un système clos se suffisant à lui-même, dont le régime juridique précis et spécial qui en découle a semblé préférable aux règles générales, peu adaptées à la régulation des libertés publiques fondamentales. En ce domaine, la restriction fait toujours figure d’exception (v. J. Mazard).
Essentiellement pénale, la loi sur la liberté de la presse est donc le seul fondement possible pour sanctionner un abus de la liberté d'expression, principalement constitué, aux termes de la loi, par la diffamation et l’outrage. Ces deux délits de presse ont en commun d’attenter à l’honneur et à la réputation de la personne visée et s’ils sont constatés, l'article 1382 du Code civil ne peut servir à fonder ni une action principale ni une demande subsidiaire (Civ. 2e, 13 nov. 2003). Comme le rappelle ici la Cour, la responsabilité civile est exclue lorsque les faits reprochés peuvent être sanctionnés par la loi de 1881 ; en vertu de cette règle, le juge doit non seulement écarter les actions en réparation, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, lorsque les faits sont constitutifs de délits visés par la loi de 1881, mais également réserver l'application de la responsabilité civile de droit commun à l'existence de faits distincts de ceux que le droit spécial prévoit (Civ. 2e, 29 mars 2001), ce qui était bien l’hypothèse de l’espèce, exclusive d’un délit de presse.
Ces « faits distincts » renvoient alors naturellement à la commission d’une faute civile. Cependant, le domaine de celle-ci, du moins dans sa conception classique, s’est progressivement réduit en raison de sa contradiction avec le principe libéral selon lequel en matière de droits fondamentaux, tout ce qui n'est pas expressément interdit est permis. En ce sens, la responsabilité civile née de l'exercice d'une liberté publique ne devrait pouvoir résulter que d'un abus caractérisé, au-delà d’une simple faute civile.
Cependant, cette définition de la faute civile pose le problème d'emprunter la notion d'abus de droit à la loi de 1881, qui la réserve aux délits de presse. Elle soulève une autre difficulté, celle de laisser sans sanction des faits de publication potentiellement fautifs au sens des règles de la responsabilité civile, mais non abusifs au sens de la loi (essentiellement pénale) de 1881.
À la lecture des motifs de la solution rapportée, il semble bien, pourtant, que la Cour de cassation emprunte progressivement cette voie libérale tendant à assimiler la faute civile à l’abus de la liberté d'expression relevant de la loi de 1881. Dès lors que les propos, certes mensongers, n’étaient pas diffamatoires, ils relevaient de la libre expression de leur auteur dont la responsabilité civile, finalement, est exclue du fait que sa faute ne constitue pas un délit de presse sanctionné par la loi de 1881. Procédant d’une confusion des responsabilités civile et pénale, la Cour contredit la jurisprudence antérieure des juges du fond ayant retenu qu’en dehors de tout litige entrant dans le champ de la loi de 1881, l'utilisation de documents dénaturés et de fausses informations constitue une faute civile réparable (Paris, 1re ch., 17 mars 1987 ; TGI Paris, 1re ch., 4 déc. 1985).
Civ .1re, 10 avr. 2012, n°12-10.177
Références
■ Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
■ J. Carbonnier, « Le silence et la gloire », D. 1951, 199.
■ J. Mazard, La liberté d'expression, la loi et le juge, Rapport de la Cour de cassation 2001, La Documentation française, 2002, p. 171.
« Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
■ Civ. 2e, 13 nov. 2003, n°01-00.792.
■ Civ. 2e, 29 mars 2001, n°99-10.332.
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