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Libertés fondamentales - droits de l'homme
La liberté de religion à l’épreuve des rites et des pèlerinages traditionalistes
Mots-clefs : Article 9, Laïcité, Vêtements religieux, Turquie, Célébration religieuse, Prévisibilité
Viole l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme le fait pour l’État turc de condamner les membres d’une secte pour avoir défilé dans la rue vêtus de leurs habits religieux.
Au cours de l’année 1996, les membres d’une secte musulmane, connue sous le nom d’Aczimendi tarikati, s’étaient réunis dans la capitale turque, Ankara, afin de célébrer une fête religieuse. Vêtus de turbans et de tunique noirs, ils avaient défilé dans la ville complètement masqués, après avoir assisté à une cérémonie dans une mosquée.
À la suite d’incidents dans la ville, les forces de police procédèrent à l’arrestation des fidèles. D’abord placés en détention provisoire, ces derniers furent ensuite condamnés en première instance et en appel pour avoir enfreint « les lois relatives au port du chapeau et de certaines tenues religieuses dans les lieux publics ouverts à tous » (§10). De plus, certains accusés furent condamnés pour avoir refusé de se découvrir devant les tribunaux.
La Cour européenne des droits de l’homme avait été saisie au motif que les condamnations violaient l’article 9 de la Convention, relatif à la liberté de conscience et à la liberté religieuse. Le gouvernement turc, profitant des condamnations rendues au motif que les plaignants avaient refusé d’ôter leurs habits religieux devant le tribunal, justifiait dès lors l’ingérence de l’État en raison des « exigences de neutralité et de respect envers la justice » (§28). La Cour, s’appuyant sur les procès-verbaux de la police et des tribunaux, constate que « le tribunal d’instance a pris en compte la tenue vestimentaire des requérants à partir du 20 octobre 1996, date des événements survenus devant la mosquée de Kocatepe » (§ 33). Et, puisque les requérants soutenaient que leur religion les obligeait à défiler vêtus de cette manière, la Cour était bel et bien confrontée à une « ingérence dans leur liberté de conscience ou de religion » (§ 35) de la part de l’État turc.
Plus précisément, examinons en l’espèce l’application de la jurisprudence et des critères classiquement dégagés par la Cour en matière de liberté religieuse, quant aux atteintes portées à l’article 9 de la Convention, qui « énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » (v. CEDH, 10 nov. 2005, Leyla Şahin c. Turquie, §104). L’atteinte devait être motivée par un but légitime, prévue par la loi, et nécessaire dans une société démocratique.
■ Une ingérence motivée par un but légitime
Conformément à sa jurisprudence, La Cour accepte facilement l’argument du gouvernement turc, qui prétendait en l’espèce protéger la laïcité. En effet, selon un arrêt de la Cour constitutionnelle turque repris dans la jurisprudence de la Cour (v. CEDH, 10 nov. 2005, Leyla Şahin c. Turquie, §39), la laïcité constitue, en Turquie, « une des conditions indispensables de la démocratie et le garant de la liberté de religion ». Dès lors, la justification était conforme aux conditions posées à l’article 9 (2) de la CEDH.
■ Une ingérence prévue par la loi
La question de la légalité de la peine infligée aux requérants était plus épineuse pour la Cour. En effet, les actes commis par les requérants constituaient bien des infractions selon le droit turc (les lois sur le port de certains vêtements religieux et le port du chapeau, ainsi que les dispositions du Code pénal qui s’y rattachent). Surtout, une décision d’un tribunal de première instance avait d’abord qualifié les infractions dans tous leurs éléments, puis une cour d’appel avait exercé un contrôle de régularité de la décision. La sanction pénale, énoncée avec assez de clarté dans la loi, satisfaisait donc au critère d’effectivité qui veut que les citoyens puissent raisonnablement anticiper les conséquences légales de leurs actes. Cependant, la Cour a préféré s’attacher au caractère manifestement disproportionné de l’atteinte portée aux droits protégés, plutôt que de s’attarder sur le caractère prévisible et effectif des lois en question (§42).
■ Une ingérence non nécessaire dans une société démocratique
Le gouvernement soutenait que le mouvement religieux souhaitait « l’instauration d’un système basé sur la Charia, en remplacement du régime démocratique actuel » (§27). Dès lors, l’arrestation des requérants était une mesure répressive en rapport avec les risques qu’ils faisaient encourir à la société. Cependant, rappelant qu’il fallait que l’atteinte soit proportionnée au but recherché (v. CEDH Fressoz et Roire c. France, §45), la Cour relève que, contrairement à ce que prétendait le gouvernement, les requérants n’avaient pas tenté de « promouvoir » leur religion, et s’étaient abstenus de tout « prosélytisme » à l’encontre des tiers (§51). De plus, la Cour s’appuie sur les observations rendues par la Direction des affaires religieuses, qui qualifiait l’accoutrement des requérants de « curiosité » (§51), pour disqualifier la thèse du gouvernement.
Insistant sur le devoir de réserve qui peut peser sur certaines professions (les fonctionnaires, comme jugé dans un précédent arrêt concernant la Turquie), ou dans certains établissements publics, la Cour juge que la loi qui interdit le port de vêtements religieux dans des lieux ouverts à tous (places et rues) est contraire à l’article 9 lorsqu’elle concerne de « simples citoyens » (§48).
Face à cet ensemble de faits démontrant le caractère inoffensif et strictement religieux du défilé, la Cour a conclu à la violation de l’article 9.
CEDH 23 févr. 2010, Affaire Ahmet Arslan et autres c. Turquie, n° 41135/98
Références
■ Loi no 671 du 28 novembre 1925 sur le port du chapeau (extrait)
« Quant au peuple turc, son couvre-chef général étant aussi le chapeau, le Gouvernement empêche qu'une habitude contraire demeure. »
■ Loi no 2596 du 3 décembre 1934 sur la réglementation du port de certains vêtements, qui interdit le port d'un habit religieux par un membre d'une autorité ou d'un pouvoir religieux, quelle que soit la religion ou la croyance concernée, en dehors des lieux de culte et des cérémonies religieuses.
■ Article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme
« Liberté de pensée, de conscience et de religion
1 Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2 La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
■ CEDH 10 nov. 2005, Leyla Şahin c. Turquie, n° 44774/98.
■ CEDH 21 janvier 1999 Fressoz et Roire c. France, n° 29183/95.
■ Arrêt de la Cour constitutionnelle de Turquie, 7 mars 1989, publié au Journal officiel le 5 juillet 1989, repris dans l’arrêt Leyla Şahin c. Turquie.
■ CEDH 24 janv. 2006, Kurtulmuş c. Turquie n° 65500/01.
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