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[ 16 février 2022 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

La liberté religieuse, le contrat et le pouvoir disciplinaire…une combinaison délicate

Lorsque l’employeur sanctionne un salarié qui refuse une mutation qui entre en conflit avec sa liberté religieuse, la discrimination directe doit être écartée si la mesure est justifiée par une exigence professionnelle essentielle et déterminante et qu’elle permet de maintenir le lien d’emploi. 

Soc. 19 janv. 2022, n° 20-14.014

Près de 25 ans après le célèbre arrêt du boucher (Soc. 24 mars 1998, n° 95-44.738), la chambre sociale est appelée à nouveau à se prononcer sur la situation d’un salarié qui refuse d’exécuter sa prestation de travail en raison de ses convictions religieuses. En 1998, la Chambre sociale s’était contentée d’affirmer que « si l'employeur est tenu de respecter les convictions religieuses de son salarié, celles-ci, sauf clause expresse, n'entrent pas dans le cadre du contrat de travail et l'employeur ne commet aucune faute en demandant au salarié d'exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché ». La force obligatoire du contrat éclipsait la liberté religieuse. Dans l’arrêt rendu en 2022, la même chambre rend une décision beaucoup plus mesurée, mais difficile à décrypter.

En l’espèce, un employeur informe le responsable d’une équipe de nettoyage travaillant dans les Yvelines qu’il est affecté, en application de sa clause de mobilité, sur le site d’un cimetière dans les Hauts de Seine (site A). Le salarié refuse, invoquant une incompatibilité des horaires avec ses autres obligations professionnelles. L’employeur propose alors un aménagement horaire mais le salarié réitère son refus, arguant cette fois de ses convictions religieuses hindouistes qui lui interdiraient de travailler dans un cimetière. Convoqué à un entretien en vue d’une sanction disciplinaire, le salarié se voit notifier une mutation disciplinaire sur un nouveau site, toujours dans les Hauts de Seine (site B). Le salarié fait alors savoir qu’il refuse cette nouvelle mutation et face à cette réaction, l’employeur décide finalement de le licencier.

Le salarié n’entend pas se laisser faire et obtient, devant la Cour d’appel, la nullité de son licenciement au motif que la sanction disciplinaire serait discriminatoire. La solution est censurée par la Cour de cassation qui considère que la mesure patronale ne peut pas être qualifiée de discrimination directe. Alors que la cour d’appel s’était placée sur le terrain de l’absence de raison objective, la Cour de cassation déplace la discussion sur la notion d’exigence professionnelle essentielle et déterminante.

■ Le raisonnement de la Cour d’appel : une sanction discriminatoire car ne reposant sur aucune raison objective

Les juges du fond relèvent tout d’abord que la décision initiale de mutation vers le cimetière était conforme à l’intérêt de l’entreprise. Ils examinent ensuite la réaction patronale (la mutation sur le site B) et la qualifie de sanction discriminatoire. Pour parvenir à cette conclusion, ils reprennent les différentes étapes nécessaires à la démonstration d’une discrimination directe. Dès lors qu’un salarié présente des éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination, il incombe à l’employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discriminationAutrement dit lorsque le salarié parvient à faire naître un doute, l’employeur doit démontrer qu’il n’a pas été guidé par un mobile discriminatoire. En l’espèce, la sanction faisait suite à l’annonce par le salarié de son refus de travailler dans un cimetière en raison de ses convictions religieuses. Le doute était né. Les juges scrutent alors le comportement de l’employeur. Selon eux, celui-ci aurait dû, face aux contraintes religieuses du salarié, rechercher une alternative compatible avec les exigences des uns et des autres. L’employeur disposait d’un poste disponible, localisé sur le site B, non loin du cimetière. Or plutôt que de proposer ce poste au salarié à titre « d’accommodement raisonnable », il le lui avait imposé par le biais d’une sanction. Pour la cour d’appel, l’employeur avait donc échoué à démontrer que la mutation vers le site B était étrangère à toute velléité discriminatoire. L’erreur de l’employeur aurait été de répondre par une sanction au refus du salarié de travailler dans un cimetière pour raison religieuse. Il aurait dû lui faire une « proposition » et ne réagir que dans un second temps pour sortir de l’impasse provoquée par le second refus du salarié. Le raisonnement de la Cour d’appel peut paraître sévère mais suit une certaine logique. Le premier refus étant excusé par les contraintes religieuses, il n’avait donc pas à être sanctionné. En prononçant une sanction, ce sont en quelque sorte les choix religieux qui étaient en cause. La solution est censurée car la Cour de cassation décèle une erreur initiale de qualification. 

■ Le raisonnement de la Cour de cassation : une sanction justifiée par une exigence professionnelle

Lorsqu’une décision défavorable semble motivée par un critère discriminatoire, l’employeur dispose de deux moyens très différents pour se défendre. Le premier correspond au raisonnement de la Cour d’appel : l’employeur doit démontrer que sa décision ne présente aucun lien avec un mobile discriminatoire (C. trav. art. L. 1134-1). Le second correspond à l’exigence professionnelle essentielle et déterminante. Dans ce cas, l’employeur admet que sa mesure est intrinsèquement liée à un critère illicite, mais elle échappe à toute critique car elle vise un objectif légitime et demeure mesurée (art. L. 1133-1 c. trav.). Selon la CJUE, il s’agit d’une exigence « objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause ». Pour prendre un exemple simple, lorsqu’un employeur recrute une femme pour un défilé de robe de mariée, le refus d’embauche d’un candidat masculin est bien lié à son sexe, mais la discrimination est effacée par l’idée que le choix patronal est dictée par une exigence légitime (art. L. 1142-2 c. trav.). Selon la Cour de cassation, il fallait donc analyser la situation sous cet angle. Reste que son raisonnement demeure difficile à suivre. 

La Cour commence par fixer la règle : « les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché ». La Cour poursuit et affirme qu’en l’espèce « la mutation disciplinaire était justifiée par une exigence professionnelle essentielle et déterminante » au regard d’une part de la nature de l’activité du salarié et d’autre part, de son caractère proportionné puisqu’elle permettait le maintien du lien d’emploi. Le lecteur décèle aisément un léger flottement. De quelle exigence professionnelle est-il question exactement ? Du fait pour un agent d’entretien de devoir effectuer sa prestation dans un cimetière ou de sortir d’une impasse lorsqu’un salarié refuse une tâche pour des raisons religieuses. La Cour ne s’explique guère. Elle se réfère en effet à « la nature et aux conditions d'exercice de l'activité du salarié, chef d'équipe dans le secteur de la propreté, affecté sur un site pour exécuter ses tâches contractuelles en vertu d'une clause de mobilité légitimement mise en œuvre par l'employeur » et évoque ensuite « le maintien de la relation de travail par l’affectation du salarié sur un autre site de nettoyage ». Ces deux références renvoient moins à une exigence professionnelle qu’à une explication rationnelle d’une restriction apportée à la liberté religieuse. La Cour régulatrice essaye en réalité de combiner à une même situation, le jeu de l’article L. 1121-1 du code du travail (la restriction à une liberté) et de l’article L. 1133-1 du code du travail (l’exception à une discrimination en raison d’une exigence professionnelle).

Il faut sans doute comprendre que l’ordre donné de travailler dans le cimetière heurtait les convictions religieuses du salarié mais était légitime. La restriction apportée à sa liberté religieuse était nécessaire au regard de la nature de la tâche qu’il devait accomplir (pour prendre un exemple plus évocateur, on imagine mal un fossoyeur ne travaillant pas dans un cimetière ou un employé des pompes funèbres ne pas toucher un cercueil). Aussi, confronté au refus du salarié, l’employeur pouvait-il en principe faire usage de son pouvoir disciplinaire ? Ainsi peut-on comprendre la formule « la mutation disciplinaire (la sanction) était justifiée (sa raison d’être) par une exigence professionnelle essentielle et déterminante (l’exécution du contrat). On aurait pu en rester là et, sous couvert d’une terminologie nouvelle, on aurait simplement repris la solution de 1998. Mais la Cour exige une seconde condition, il faut que la réaction patronale (la sanction) demeure proportionnée. L’employeur ne peut pas ignorer complètement les raisons du refus initial. Or, en l’espèce, l’employeur avait opté pour une sanction mesurée : une affectation du salarié à un poste permettant de maintenir la relation de travail tout en étant compatible avec les convictions religieuses du salarié. La sanction est valable : la restriction à la liberté religieuse est justifiée, il n’y a lieu de la qualifier de discriminatoire.

À défaut de permettre au lecteur de suivre parfaitement le raisonnement, le message délivré par la Cour est en revanche assez clair : le salarié peut opposer ses convictions religieuses pour faire échec à un ordre patronal. L’employeur ne peut pas balayer l’argument religieux d’un revers de main. Il doit chercher une solution alternative. Toutefois, lorsque l’ordre initial est fondé, le refus demeure fautif. Il n’y a pas un « droit » à refuser d’exécuter son contrat pour raison religieuse. La situation rappelle un arrêt rendu par la Cour européenne de Strasbourg : elle avait écarté le grief d’atteinte à la liberté religieuse pour une mutation prononcée à l’égard d’une infirmière qui refusait de retirer une croix alors qu’elle travaillait en bloc opératoire. (CEDH, 27 mai 2013, req. n° 59842/10, CEDH, 11 févr. 2020, req. n° 62309/17). Elle parait toutefois en décalage avec un autre arrêt de la Cour de cassation rendu en 2021 concernant une prestation de serment pour raison religieuse : le licenciement n’était certes pas discriminatoire mais le refus n’était pas non plus fautif (Soc. 7 juill. 2021, n° 20-16.206).

Références :

■ Soc. 24 mars 1998, n° 95-44.738D. 1998. 114 ; Dr. soc. 1998. 614, obs. J. Savatier

■ CEDH, 27 mai 2013, req. n° 59842/10

■ CEDH, 11 févr. 2020, req. n° 62309/17

■ Soc. 7 juill. 2021, n° 20-16.206D. 2021. 1336, communiqué C. cass. ; ibid. 2022. 132, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; RFDA 2021. 1053, chron. C. Eoche-Duval

 

Auteur :Chantal Mathieu


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