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[ 15 février 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

La mention « sexe neutre » à l’état civil et le droit à la vie privée et familiale

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que le refus d’apposer la mention « sexe neutre » sur l’acte de naissance d’un individu intersexué ne constitue pas une violation du droit à la vie privée (Conv. EDH, art. 8).

CEDH 31 janv. 2023, Y. c/ France, n° 76888/17

En l’espèce, le requérant est une personne biologiquement intersexuée au titre de la définition du Comité consultatif national d’éthique (v. pts. 6 et 27). Son acte de naissance porte néanmoins la mention « sexe masculin ». Il saisit donc le Tribunal de grande instance, aujourd’hui Tribunal judiciaire, afin de faire remplacer cette mention par les termes « sexe neutre » ou « intersexe ». Bien qu’ayant obtenu gain de cause en première instance, la Cour d’appel infirme par la suite le jugement du Tribunal de grande instance, et la Cour de cassation rejette son pourvoi.

L’affaire porte sur la protection de l’identité sexuelle au titre de l’article 8 de la Convention. Selon une jurisprudence constante, la CEDH accorde une interprétation large à la notion de la vie privée, celle-ci englobe l’intégrité physique et psychologique, et inclut l’identité sexuelle (v. CEDH, plén., 25 mars 1992, B. c/ France, n° 13343/87 ; CEDH 14 janv. 2020, Beizaras et Levickas c/ Lituanie, n° 41288/15). De cet article en découle des obligations positives et négatives. Le terme obligation positive signifie que l’État doit adopter des mesures afin de sauvegarder les droits concernés ; alors qu’une obligation négative requiert l’abstention de l’État de toute ingérence injustifiée qui porterait atteinte aux droits sauvegardés. Il est important de relever cette distinction car la méthodologie établie par la Cour européenne présente certaines différences liées à la nature de l’obligation. Or, la Cour de cassation a estimé qu’était en cause une obligation négative, tandis que la CEDH conclut que l’obligation était positive.

En effet, selon la Cour de cassation, le choix de maintenir la mention « sexe neutre » aurait constitué une ingérence étatique au droit à la protection de l’identité sexuelle. La méthodologie utilisée est donc celle établie par la Cour européenne pour les obligations négatives : une ingérence peut être justifiée si elle répond à trois critères cumulatifs. Celle-ci doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime, et être proportionnée. Par son arrêt du 4 mai 2017 (n° 16-17.189) la Cour de cassation estime que ces trois critères sont remplis.

Deux éléments importants de l’arrêt du 4 mai 2017 sont examinés par la CEDH. Premièrement, sur la question du but légitime : le fait de permettre l’apposition du terme « sexe neutre » signifierait reconnaître légalement celui-ci. Une telle reconnaissance aurait « des répercussions profondes sur les règles du droit français (…) et impliquerait de nombreuses modifications législatives » (pt. 16). Deuxièmement, sur la question de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but poursuivi ; la Cour de cassation note que le requérant avait « l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin » (ibid.), et qu’en conséquence, l’atteinte au droit à la vie privée n’était pas disproportionnée.

La CEDH qualifie l’obligation positive : le grief du requérant ne résulte non pas d’une action étatique, mais d’une « lacune du droit français » (pt. 69). « Il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné » (pt. 71). En ressort que doit, être en cause l’intérêt général et être effectué une mise en balance fructueuse entre celle-ci et l’intérêt du requérant. La CEDH estime que « les principes applicables à l’appréciation des obligations positives (…) sont comparables à ceux régissant l’appréciation des obligations négatives » (ibid.).

Elle conclut au même titre que la Cour de Cassation, que faire droit à la demande du requérant aurait pour conséquence d’appeler à modifier le droit français du fait de l’article 46 de la Convention. Est alors effectivement en cause « l’organisation sociale et juridique du système français » (pt. 89) et l’intérêt général.

S’agissant de la mise en balance d’intérêts contradictoires, la Cour de Strasbourg se distance de la position adoptée par la Cour de cassation. La Cour de cassation a accordé une importance à l’apparence et au comportement social du requérant, la CEDH considère que cela constitue une « confusion entre la notion d’identité et la notion d’apparence, (…) l’identité d’une personne ne saurait se réduire à l’apparence que cette personne revêt aux yeux des autres » (pt. 88). La Cour relève également qu’un « aspect essentiel de l’intimité de la personne se trouve au cœur même de la présente affaire » (pt. 75). Ces considérations pourraient la mener à accorder une marge d’appréciation restreinte (v. pt. 76) aux États tel que dans l’arrêt B. c/ France précité (n° 13343/87). Toutefois « des intérêts publics sont en jeu » (pt. 77), soit en l’espèce l’organisation sociale et juridique du système français. Par ailleurs l’affaire « soulève des questions morales et éthiques délicates » (pt. 73), dans un sujet « qui se prête au débat voir à la controverse » (pt. 77), et qu’il n’existe pas, en la matière, de consensus européen (ibid.). Il convient alors « d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national » (pt. 90) : c’est à l’État de déterminer « à quel rythme et jusqu’à quel point » il répond aux demandes des personnes intersexuées (pt. 91) : il n’y a pas violation de la Convention.

La Convention est un instrument vivant, évoluant avec la société et les consciences, « qui doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions actuelles » (ibid.).

Références :

■ CEDH, plén., 25 mars 1992, B. c/ France, n° 13343/87 AJDA 1992. 416, chron. J.-F. Flauss ; D. 1993. 101, note J.-P. Marguénaud ; ibid. 1992. 323, chron. C. Lombois ; ibid. 325, obs. J.-F. Renucci ; RTD civ. 1992. 540, obs. J. Hauser.

■ CEDH 14 janv. 2020, Beizaras et Levickas c/ Lithuanie, n° 41288/15 Légipresse 2020. 85 et les obs.

■ Civ. 1re, 4 mai 2017, n° 16-17.189 P : D. 2017. 1399, et les obs., note J.-P. Vauthier et F. Vialla ; ibid. 1404, note B. Moron-Puech ; ibid. 2018. 919, obs. RÉGINE ; AJ fam. 2017. 354, obs. J. Houssier ; ibid. 329, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2017. 607, obs. J. Hauser.

 

Auteur :Egehan Nalbant


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