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[ 28 avril 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Le parent ayant donné naissance peut-il être enregistré en tant que père à l’état civil ?

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) estime que le refus d’inscription du genre actuel du parent transgenre, sans lien avec la fonction procréatrice, à l’état civil de l’enfant, n’emporte pas violation du droit à la vie privée et familiale (art. 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales). Les États jouissent en la matière d’une ample marge d’appréciation.

CEDH 4 avril 2023, O.H. et G.H. c/ Allemagne, req. nos 53568/18 et 54741/18

CEDH 4 avril 2023, A.H. et autres c/ Allemagne, req. n° 7246/20

L’affaire O.H. et G.H. c/ Allemagne concerne un parent transgenre né de sexe féminin, qui donne naissance à un enfant malgré son appartenance au sexe masculin (pt. 12, O.H. et G.H.). Les autorités allemandes l’enregistrent en tant que mère de l’enfant. La seconde affaire, publiée le même jour, présente des faits analogues. Celle-ci diffère en ce qu’elle implique un parent transgenre né de sexe masculin, qui a conçu un enfant à l’aide de ses gamètes mâles malgré son appartenance au sexe féminin (pt. 14, A.H. et autres). Elle est enregistrée en tant que père de l’enfant. Les dispositions légales litigieuses, la rédaction, et les conclusions de la Cour sont comparables. A défaut de mention contraire, les citations font référence au même paragraphe au sein des deux arrêts.

Les requérants contestent les décisions auprès des autorités nationales sans succès. Ils introduisent, par la suite, des requêtes auprès de la Cour de Strasbourg. La CEDH fonde son analyse sur l’article 8-1 de la Convention, qui énonce que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale […] ». Cela inclut un droit à l’autodétermination, « dont la liberté de définir son appartenance à un genre est l’un des éléments les plus essentiels » (pt. 81, O.H. et G.H. ; pt. 85, A.H. et autres). En l’espèce, la Cour examine s’il y a eu atteinte au droit du parent au respect de sa vie privée (ibid.).

■ Obligation positive ou négative. L’article 8-1 implique des obligations positives et négatives. L’objet de cet article est de prémunir l’individu contre les ingérences étatiques portant atteinte au droit au respect de sa vie privée (obligations négatives). S’y ajoute l’obligation étatique d’adopter des mesures afin d’assurer le respect effectif de la vie privée des personnes (obligations positives ; pt. 109). En l’occurrence, la CEDH qualifie l’obligation positive : « la question principale à trancher est celle de savoir si le dispositif règlementaire […] et les décisions prises à l’égard des requérants permettent de constater que l’Etat s’est acquitté de ses obligations positives de respect de la vie privée […] » (pt. 110). La réponse à cette question nécessite néanmoins de déterminer l’étendue de la marge d’appréciation étatique.

■ Marge d’appréciation. Selon une jurisprudence constante, la Cour européenne accorde une marge d’appréciation aux États dans la mise en œuvre de leurs obligations. L’étendue de cette marge d’appréciation dépend de considérations relatives à la nature des intérêts protégés, à l’existence d’un consensus européen et au caractère délicat des questions invoquées. Ainsi, si un aspect particulièrement important de l’identité de l’individu est en cause, la marge d’appréciation est d’ordinaire restreinte (pt. 112). A contrario, si l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates sur lesquelles il n’y a pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe, la marge d’appréciation est plus large. Il en est de même si l’État doit mettre en balance des intérêts publics et privés contradictoires (ibid.).

Bien que les droits invoqués touchent à l’identité de genre, aspect fondamental du droit à la vie privée, cette considération ne vient pas restreindre la marge d’appréciation des Etats. En effet, le droit de l’enfant « à connaître sa filiation est de nature à limiter les droits invoqués par [les requérants] » (pt. 113). La Cour constate également que « le lien de filiation entre les requérants n’a pas été mis en cause en soi » (pt. 134, O.H. et G.H. ; pt. 132, A.H. et autres). De surcroît, la CEDH constate l’absence d’un consensus européen en la matière (pt. 114). Enfin, les autorités allemandes doivent mettre en balance des intérêts publics et privés divergents. Les intérêts privés consistent en la protection des droits du parent au respect de sa vie privée et du droit de son enfant à connaître sa filiation, à être rattaché de manière stable à ses parents et recevoir soins et éducation. Les intérêts publics consistent en l’assurance de la cohérence de l’ordre juridique (v. par ex. CEDH 31 janv. 2023, Y. c/ France, req. n° 76888/17, pt. 72, 89) et l’exactitude de l’état civil (pt. 115). Considérant ces éléments, la CEDH détermine que l’Allemagne disposait d’une marge d’appréciation ample.

■ Mise en balance des intérêts contradictoires. Malgré l’amplitude de la marge d’appréciation, les choix opérés par l’Etat n’échappent pas au contrôle de la Cour (pt. 117). La Cour de Strasbourg examine si un « juste équilibre » a été ménagé entre les intérêts susmentionnés. A cet égard, les juridictions doivent « donner la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant » (pt. 124).

La protection de l’identité du parent implique qu’il soit inscrit en qualité de père (O.H et G.H.) ou mère (A.H.) en conformité avec son identité transgenre. Or, la CEDH, citant les juridictions allemandes, rappelle que « la maternité et la paternité, en tant que catégories juridiques, [ne sont] pas interchangeables et se [distinguent] aussi bien par les conditions préalables à leur justification que par les conséquences juridiques qui en [découlent] » (pt. 121). Elle constate également que les changements de genre des parents sont reconnus dans les documents les concernant (pt. 118). Des mesures permettent également de minimiser le risque de divulgation du caractère transgenre du parent. L’accès à l’acte de naissance intégral est restreint. Il est également possible d’obtenir une copie de l’acte de naissance dépourvu de toute mention des parents (pt. 130 et s.). La CEDH examine également la proposition des requérants de remplacer les termes « mère » et « père » par « parent 1 » et « parent 2 » (pt. 133, O.H. et G.H.). La Cour conclut que cela ne protégerait pas le parent de la divulgation de son transsexualisme, dans la mesure où le parent 1 resterait la personne ayant donné naissance.

L’intérêt de l’enfant « se confond dans une certaine mesure avec l’intérêt général », soit le fait d’assurer la sécurité juridique, la fiabilité et la cohérence de l’état civil (pt. 125). En effet, une filiation suivant les fonctions procréatrices de ses parents permet à l’enfant de bénéficier d’un rattachement stable et continu à un père et une mère (pt. 127), protégeant son droit à obtenir soins et éducation. La Cour de Strasbourg rappelle que le droit de l’enfant de connaître ses origines est aussi protégé par la Convention (pt. 126, v. CEDH, gr. ch., 13 févr. 2003, Odièvre c/ France, req. n° 42326/98 pt. 29). Admettant que les exigences de ce droit pourraient être satisfaites d’une manière différente, la Cour relève que le choix des mesures appropriées « relève en principe de la marge d’appréciation des États » (pt. 129).

Considérant l’intérêt supérieur de l’enfant, la marge d’appréciation étatique étendue en la matière, le fait que le lien de filiation ne soit pas en cause et les éléments ci-dessus, la Cour conclut qu’un juste équilibre a été trouvé entre les intérêts en cause (pt. 134 O.H. et G.H. ; pt. 132 A.H. et autres). Dès lors, la Cour européenne des droits de l’homme constate à l’unanimité la non-violation de l’article 8 de la Convention. 

Notons qu’un tel arrêt s’aligne avec la position antérieure de la Cour de cassation (v. Civ. 1re, 16 sept. 2020, n°18-50.080 et 19.11.251). Suivant sa méthodologie classique, la CEDH effectue une analyse de droit comparé inclusive des décisions récentes rendues par les juridictions des États membres. Ce faisant, elle mentionne explicitement cet arrêt de la Cour de cassation témoignant ainsi d’un dialogue judiciaire (v. pt. 70 à 72).

Références :

■ CEDH 31 janv. 2023, Y. c/ France, req. n° 76888/17 DAE, 15 févr. 2023, note E. Nalbant D. 2023. 239, et les obs. ; ibid. 400, point de vue B. Moron-Puech ; AJ fam. 2023. 168, obs. L. Brunet ; ibid. 70, obs. A. Dionisi-Peyrusse.

■ CEDH, gr. ch., 13 févr. 2003, Odièvre c/ France, req. n° 42326/98 : AJDA 2003. 603, chron. J.-F. Flauss ; D. 2003. 739, et les obs. ; ibid. 1240, chron. B. Mallet-Bricout ; RDSS 2003. 219, note F. Monéger ; RTD civ. 2003. 276, obs. J. Hauser ; ibid. 375, obs. J.-P. Marguénaud.

■ Civ. 1re, 16 sept. 2020, nos 18-50.080 et 19-11.251 P : DAE, 29 sept. 2020, note C. de Gaudemont D. 2020. 2096, note S. Paricard ; ibid. 2072, point de vue B. Moron-Puech ; ibid. 2021. 499, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 657, obs. P. Hilt ; ibid. 762, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 863, obs. RÉGINE ; AJ fam. 2020. 534, obs. G. Kessler, obs. E. Viganotti ; ibid. 497, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2020. 866, obs. A.-M. Leroyer.

 

Auteur :Egehan Nalbant


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